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17/01/1989 | CJUE | N°249/86

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 17 janvier 1989., Commission des Communautés européennes contre République fédérale d'Allemagne., 17/01/1989, 249/86


Avis juridique important

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61986C0249

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 17 janvier 1989. - Commission des Communautés européennes contre République fédérale d'Allemagne. - Manquement d'État - Travailleurs migrants - Prorogation de la carte de séjour des membres de la famille - Obligation de v

ivre dans des conditions normales de logement. - Affaire 249/86.
Recueil ...

Avis juridique important

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61986C0249

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 17 janvier 1989. - Commission des Communautés européennes contre République fédérale d'Allemagne. - Manquement d'État - Travailleurs migrants - Prorogation de la carte de séjour des membres de la famille - Obligation de vivre dans des conditions normales de logement. - Affaire 249/86.
Recueil de jurisprudence 1989 page 01263
édition spéciale suédoise page 00031
édition spéciale finnoise page 00043

Conclusions de l'avocat général

++++

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1 . L' objet du recours introduit par la Commission est de faire constater par la Cour que la République fédérale d' Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité instituant la Communauté économique européenne, et notamment de son article 48, ainsi qu' en vertu de l' article 10, paragraphe 3, du règlement n° 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968 ( 1 ), en adoptant et en maintenant des dispositions législatives qui imposent ou admettent comme condition au renouvellement de
l' autorisation de séjour des membres de la famille des travailleurs migrants ressortissants de la Communauté l' obligation pour la famille de vivre dans un logement approprié, et ce non seulement au moment où ils s' installent avec le travailleur concerné sur le territoire de la République fédérale, mais pendant toute la durée de leur séjour .

2 . La législation allemande incriminée est la "Aufenthaltsgesetz EWG" ( loi relative au séjour des ressortissants de la CEE ), qui, dans sa version du 31 janvier 1980 ( 2 ), dispose à son article 7 :

"1 ) Une autorisation de séjour est accordée sur demande aux membres de la famille ( article 1er, paragraphe 2 ) d' une personne elle-même titulaire d' une telle autorisation et qui dispose pour elle et les membres de sa famille d' un logement jugé approprié selon les critères appliqués en la matière au lieu de résidence .

...

5 ) ...

L' autorisation de séjour accordée aux membres de la famille des travailleurs est prorogée sur demande pour une durée d' au moins cinq ans, si les conditions nécessaires à sa délivrance sont toujours réunies .

...

9 ) La durée de l' autorisation de séjour peut être réduite a posteriori si les conditions nécessaires à la délivrance de celle-ci ne sont plus réunies ( 3 )."

L' article 10 du règlement n° 1612/68 prévoit ce qui suit :

"1 . Ont le droit de s' installer avec le travailleur ressortissant d' un État membre employé sur le territoire d' un autre État membre, quelle que soit leur nationalité :

a ) son conjoint et leurs descendants de moins de 21 ans ou à charge;

b ) les ascendants de ce travailleur et de son conjoint qui sont à sa charge .

2 . Les États membres favorisent l' admission de tout membre de la famille qui ne bénéficie pas des dispositions du paragraphe 1, s' il se trouve à la charge ou vit, dans le pays de provenance, sous le toit du travailleur visé ci-dessus .

3 . Pour l' application des paragraphes 1 et 2, le travailleur doit disposer d' un logement pour sa famille, considéré comme normal pour les travailleurs nationaux dans la région où il est employé, sans que cette disposition puisse entraîner de discriminations entre les travailleurs nationaux et les travailleurs en provenance d' autres États membres ."

3 . Pour la Commission, il résulte du texte même de l' article 10, paragraphe 3, qui devrait être interprété de façon restrictive, que l' exigence d' un logement normal ne pourrait se poser que lors de la première installation des membres de la famille d' un travailleur migrant sous le toit de celui-ci, et non pendant toute la durée du séjour . Elle ajoute que même s' il devait être interprété comme exigeant cette condition en permanence, la législation allemande y serait contraire, parce qu' elle
entraînerait une discrimination entre travailleurs migrants et ressortissants allemands, ces derniers ne faisant l' objet d' aucune sanction équivalente à celle menaçant les membres de famille des travailleurs migrants, à savoir le renvoi pur et simple dans leur pays d' origine .

4 . Le gouvernement allemand, par contre, estime que l' article 10, paragraphe 3, a pour objet la réglementation du droit de séjour, qui concerne toute la période de la présence sur le territoire de l' État membre d' accueil . Selon lui, la notion d' installation (" Wohnung nehmen ") comporte déjà un élément de durée . L' objectif de l' article 10 serait que les membres de la famille puissent vivre de manière durable avec le travailleur . Or, il n' existerait aucune raison d' exiger que des
conditions normales de logement soient réunies exclusivement au moment où la famille se retrouve et d' accepter qu' elles puissent se détériorer jusqu' à devenir anormales par la suite . Le caractère permanent de l' exigence de l' article 10, paragraphe 3, serait également justifié par les objectifs plus généraux qu' il viserait, à savoir la protection du travailleur lui-même et celle de la sécurité et de l' ordre publics .

5 . Par ailleurs, selon le gouvernement allemand, dans la pratique administrative, il n' y aurait aucune discrimination à l' égard des travailleurs migrants, car, en cas de surpeuplement illicite d' un logement, les citoyens allemands seraient également passibles de sanctions; celles-ci seraient généralement prises par les autorités locales sur base des législations des Laender . Aucun pays ne saurait évidemment expulser de son territoire ses propres ressortissants .

6 . Au cours de la procédure orale, M . l' agent du gouvernement allemand a particulièrement souligné que ce serait seulement si le travailleur étranger refusait de manière systématique de se procurer un logement approprié, notamment en déclinant les offres d' aide de la part des administrations compétentes et en ne profitant pas des subventions dont peut bénéficier toute personne vivant sur le territoire allemand, qu' une mesure d' expulsion pourrait être prise . Celle-ci ne serait donc en aucun
cas la conséquence automatique d' une situation de fait, à savoir l' insuffisance du logement, mais présupposerait la persistance d' un comportement abusif tel que celui qu' on vient de décrire . Selon l' interprétation donnée par les autorités allemandes aux textes précités, le non-renouvellement de l' autorisation de séjour ne serait possible que si les critères dégagés par la Cour en matière d' expulsion pour violation de l' ordre public étaient remplis . Même si on ne pouvait pas exclure qu' une
autorité locale ne fasse, à l' occasion, une interprétation erronée des textes, les dispositions en cause ne constitueraient en réalité qu' une "ultima ratio", une espèce "d' épée de Damocles" destinée à inciter les travailleurs migrants à se conformer à la règle .

7 . Avant d' analyser la portée de l' article 10, paragraphe 3, nous voudrions examiner si les explications ainsi fournies par la République fédérale d' Allemagne quant à la façon dont elle applique en pratique les textes incriminés peuvent être prises en considération par la Cour .

8 . A ce propos, nous devons constater tout d' abord que, selon une jurisprudence constante de la Cour, de simples pratiques administratives, par nature modifiables au gré de l' administration et dépourvues d' une publicité adéquate, ne sauraient suffire pour exclure l' existence d' un manquement si la législation nationale comporte une disposition qui est incompatible avec le droit communautaire ( voir, en dernier lieu, l' arrêt du 15 mars 1988, affaire 147/86, Commission/République hellénique,
points 15 et 16, Rec . p . 1637 ).

9 . Il résulte, par ailleurs, de l' article 3 de la directive du Conseil du 25 février 1964 ( 64/221/CEE ) pour la coordination des mesures spéciales applicables aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d' ordre public, de sécurité publique et de santé publique ( JO du 4.4.1964, p . 850 et suiv .), ainsi que de la jurisprudence de la Cour que les mesures prises pour assurer le maintien de l' ordre public doivent être fondées exclusivement sur le comportement
personnel de l' individu qui en fait l' objet .

10 . Or, les passages en question de la loi allemande ne visent pas le travailleur lui-même, mais uniquement les membres de sa famille . Ce sont eux qui risquent d' être expulsés, alors que, dans la plupart des cas, ils n' ont pris aucune part ou seulement une faible part dans la décision d' occuper un logement trop exiguë ou insalubre .

11 . Comme les explications susmentionnées de la République fédérale d' Allemagne n' ont trait qu' aux conditions dans lesquelles le travailleur migrant lui-même pourrait faire l' objet d' une mesure d' expulsion en raison de son refus persistant de se procurer, pour lui-même et pour sa famille, un logement approprié, elles ne sauraient donc être prises en considération dans le présent contexte .

12 . Nous sommes ainsi ramenés à la question de savoir si la loi allemande telle qu' elle est rédigée, et qui lie de manière permanente le droit de séjour des membres de la famille d' un travailleur à la condition d' un logement adéquat dont le respect peut être vérifié à chaque moment, et notamment lors de la prorogation de la carte de séjour, est compatible avec le droit communautaire .

13 . A cet égard, nous voudrions faire deux observations préliminaires relatives à la portée du litige .

14 . Il est évident, tout d' abord, que le respect de la condition de logement peut être vérifié lors de chaque nouvelle arrivée d' un membre de la famille du travailleur, même si celle-ci intervient longtemps après l' installation du travailleur lui-même ou des premiers membres de sa famille qui sont arrivés après lui . Si, par ce fait, le logement devient inadéquat, c' est uniquement ce nouveau membre qui peut se voir refuser le droit de s' installer avec le travailleur . L' arrivée d' un nouveau
membre ne saurait servir de prétexte pour refuser de proroger ou pour retirer l' autorisation de séjour à un autre membre de la famille déjà régulièrement installé, ni, a fortiori, au travailleur lui-même . Aussi, la seule véritable question qui se pose est celle de savoir si un membre déjà installé peut se voir opposer un refus de prorogation ou le retrait de son autorisation de séjour si le logement ne peut plus être considéré comme normal à la suite d' un autre événement, tel que la naissance d'
un enfant, l' accession d' un enfant à l' âge adulte ou le déménagement, forcé ou volontaire, de la famille dans un logement trop petit ou insalubre .

15 . En second lieu, nous estimons que l' observation de la Commission selon laquelle la condition relative au logement ne s' applique que lors de la première entrée d' un membre de la famille sur le territoire du pays d' accueil ne saurait manifestement être comprise en ce sens que cette obligation ne lierait le travailleur et sa famille que pendant quelques jours ( par exemple, jusqu' à l' obtention de la carte de séjour ), et qu' après cela ils seraient libres de déménager immédiatement dans un
logement plus petit . Une telle attitude constituerait un abus ( 4 ) et elle pourrait, à notre sens, donner lieu au retrait de la carte de séjour . Il résulte, en effet, clairement des termes utilisés par l' article 10, à savoir "s' installer avec", "stabilirsi con", "to install themselves with", mais surtout de l' expression allemande "Wohnung nehmen", que cet article se réfère à une situation, la cohabitation ou corésidence des membres de la famille et du travailleur qui les a précédés, qui, par
sa nature même, est destinée à avoir une certaine durée .

16 . Mais que faut-il entendre par "logement considéré comme normal pour les travailleurs nationaux dans la région où le travailleur est employé"? Aux yeux du gouvernement allemand (( voir sa réponse aux questions posées par la Cour, p . 11 sous e ), alinéa 2 )), il s' agit du standard de qualité établi ( littéralement "posé ") par les travailleurs allemands dans la région en question (" der von deutschen Arbeitnehmern regionale gesetzte Standard "), c' est-à-dire du niveau moyen de qualité qu' on
peut dégager en considérant le genre de logements occupés en fait par les salariés allemands dans la région en question . Le gouvernement allemand fait également observer que, étant donné que le critère est déterminé, quant à son contenu, par la situation effective dans la région et qu' il est donc variable en fonction du niveau local de développement social, il n' existe, par définition, en République fédérale d' Allemagne aucune disposition ou mesure obligeant les ressortissants allemands à s'
aligner sur les conditions de logement considérées comme normales pour les travailleurs allemands dans la région ( p . 8, alinéa 1, de la réponse aux questions de la Cour ). La République fédérale estime enfin qu' on ne saurait parler de discrimination, étant donné que les travailleurs immigrés ne sont pas soumis à des exigences plus strictes que celles résultant de la situation régionale effective .

17 . Cette thèse ne nous convainc cependant pas . L' absence de discrimination doit, à notre avis, être jugée par rapport aux exigences qui sont imposées aux travailleurs nationaux par les textes législatifs ou réglementaires, car sinon un traitement objectif de tous les cas ne serait plus suffisamment garanti . Or, de tels textes existent dans la plupart sinon dans tous les "Laender ". Ainsi, par exemple, des logements ne peuvent être mis en location ou utilisés à Berlin que s' ils comportent pour
chaque personne, une surface habitable de 9 m2 et pour chaque enfant de moins de six ans une surface habitable de 6 m2 ( loi du 6 mars 1973 ). A Hambourg, la surface habitable doit au moins être de 10 m2 par personne ( loi du 8 mars 1982 ). A Brème, le critère est de 7,5 m3 d' air par enfant en âge scolaire et de 15 m3 par personne plus âgée ( loi du 26 juillet 1910 ). Les législations des Laender comportent également des règles au sujet des conditions qui doivent être remplies du point de vue de l'
hygiène . Nous estimons donc qu' un logement normal au sens de l' article 10, paragraphe 3, est un logement qui remplit au moins les critères ainsi définis par la législation applicable au lieu de résidence . C' est à la lumière de ces règles que les autorités compétentes autorisent ou refusent l' entrée dans le pays aux membres de la famille du travailleur, et ce sont aussi ces règles dont elles imposent le respect par la suite .

18 . L' article 10, paragraphe 3, a uniquement pour objet d' assurer que les règles susmentionnées soient en tout cas remplies lors de l' entrée du ou des membres de la famille dans le pays et pendant une première période qui suit immédiatement cette entrée . Cet article ne peut plus être invoqué par la suite pour retirer l' autorisation de séjour ou ne pas la renouveler, s' il y a survenance d' un élément nouveau tel que ceux cités à titre d' exemple au point 14 ci-dessus . A ce moment-là la
famille du travailleur migrant doit être traitée comme les citoyens du pays d' accueil . Elle ne peut plus être soumise qu' aux sanctions que prévoit la réglementation pertinente à l' égard des ressortissants nationaux qui violent les mêmes règles, car, dans le cas contraire, le principe de non-discrimination figurant dans la deuxième partie du paragraphe 3 de l' article 10 ne serait pas respecté .

19 . Les arguments additionnels suivants peuvent encore être invoqués en faveur de la thèse selon laquelle les membres de la famille ne sauraient être expulsés d' un État membre, si leurs conditions de logement devenaient inadéquates à un moment postérieur à leur entrée dans le pays .

20 . Il résulte tout d' abord très clairement des documents relatifs aux travaux préparatoires produits par la Commission, et notamment du procès-verbal de la 44e session du Conseil du 29 juillet 1968, p . 32 (( document n° 1297/68 ( P.V . Cons . 21 ) final )), que si, d' une part, la condition relative au "logement normal" a été introduite en vue d' éviter que les travailleurs migrants ne soient favorisés par rapport aux ressortissants nationaux, d' autre part, et à l' inverse, la dernière partie
du paragraphe a été insérée, afin d' exclure que les travailleurs en provenance des autres États membres ne soient discriminés par rapport aux ressortissants nationaux .

21 . Par ailleurs, dans son arrêt Adoui et Cornuaille ( 5 ), la Cour a déclaré ce qui suit à propos des sanctions susceptibles de frapper les étrangers en cas de violation de l' ordre public :

"Les réserves insérées aux articles 48 et 56 du traité permettent aux États membres de prendre, à l' égard des ressortissants d' autres États membres, pour les motifs énoncés par ces dispositions, et notamment ceux justifiés par l' ordre public, des mesures qu' ils ne sauraient appliquer à leur propres ressortissants, en ce sens qu' ils n' ont pas le pouvoir d' éloigner ces derniers du territoire national ou de leur en interdire l' accès . Si cette différence de traitement, qui porte sur la nature
des mesures susceptibles d' être prises, doit donc être admise, il y a lieu toutefois de souligner que, dans un État membre, l' autorité compétente, pour prendre ces mesures, ne saurait fonder l' exercice de ses pouvoirs sur des appréciations de certains comportements qui auraient pour effet d' opérer une distinction arbitraire à l' encontre de ressortissants d' autres États membres ."

22 . La Cour en a conclu que :

"un État membre ne saurait, en vertu de la réserve relative à l' ordre public inscrite aux articles 48 et 56 du traité, éloigner de son territoire un ressortissant d' un autre État membre ou lui refuser l' accès du territoire en raison d' un comportement qui, dans le chef des propres ressortissants du premier État, ne donne pas lieu à des mesures répressives ou à d' autres mesures réelles et effectives destinées à combattre ce comportement ".

23 . Il résulte à coup sûr de ce qui précède qu' un État membre qui ne dispose pas de normes en matière de conditions de logement ne saurait en opposer aux seuls travailleurs migrants, même pas lors de la première installation des membres de leur famille .

24 . Il en résulte également qu' un État membre qui dispose de telles normes, mais ne prend pas de mesures répressives à l' égard de ceux de ses ressortissants qui ne les respectent pas, ne saurait pas non plus prendre des mesures répressives à l' égard des travailleurs migrants et de leur famille .

25 . A notre avis, il en résulte, en outre, qu' un État membre qui prend des mesures répressives à l' égard de ses propres ressortissants ne saurait toutefois pas aller jusqu' à retirer le droit de séjour aux membres de la famille d' un travailleur migrant s' il devait s' avérer que le logement dont celui-ci dispose devient insuffisant au cours de leur séjour en commun .

26 . En effet, il n' y a aucune commune mesure entre, d' un côté, une amende, ou même l' expulsion forcée du logement en question et, d' un autre côté, le retrait ou le refus de prorogation de l' autorisation de séjour qui équivaut, en dernière instance, au renvoi pur et simple dans le pays d' origine .

27 . La Cour a déjà eu l' occasion d' affirmer fermement que, "parmi les sanctions rattachées à l' inobservation des formalités de déclaration et d' enregistrement prescrites, l' expulsion serait certainement incompatible, pour les personnes protégées par le droit communautaire, avec les dispositions du traité, étant donné qu' une telle mesure constitue la négation du droit même conféré et garanti par le traité" ( 6 ). Dans son arrêt Regina/Pieck du 3 juillet 1980 ( 157/79, Rec . p . 2171 ), la Cour
a également exclu qu' une peine d' emprisonnement puisse sanctionner l' inobservation des formalités requises pour la constatation du droit de séjour d' un travailleur protégé par le droit communautaire ( points 18 à 20 ). Dans son arrêt Sagulo, Brenca et Bakhouche du 14 juillet 1977 ( 8/77, Rec . p . 1495 ), elle a déclaré, d' une façon plus générale que :

"s' il appartient aux États membres de sanctionner, dans des limites raisonnables, l' obligation imposée aux personnes relevant du droit communautaire d' être munies d' une carte d' identité ou d' un passeport en cours de validité, en aucun cas de telles sanctions ne sauraient avoir une gravité telle qu' elles deviendraient une entrave à la liberté d' entrée et de séjour prévue par le traité" ( point 12 ).

A noter, que dans les arrêts Watson ( point 21 ) et Pieck ( point 19 ), la Cour a parlé d' une

"sanction si disproportionnée à la gravité de l' infraction qu' elle deviendrait une entrave à la libre circulation des travailleurs ".

28 . Le fait d' occuper un logement surpeuplé est certes une contravention plus grave que le non-respect d' une formalité, mais l' expulsion d' un membre de la famille heurterait directement l' objectif même poursuivi par l' article 10 du règlement n° 1612/68, qui est de contribuer à éliminer les obstacles qui s' opposent à la mobilité des travailleurs en leur permettant, notamment, de se faire rejoindre par leur famille : au lieu de favoriser la réunion des familles, elle y mettrait un terme . Or,
il est difficilement imaginable que la sanction qu' un État membre puisse prendre envers ses propres ressortissants en cas de surpeuplement d' un logement soit la séparation des occupants, s' ils sont membres d' une même famille . Dans plusieurs États membres, dont la République fédérale d' Allemagne, cela serait probablement incompatible avec des dispositions d' ordre constitutionnel ou législatif .

29 . Il s' y ajoute qu' en pareil cas se poserait parfois le problème délicat de savoir lequel des membres de la famille devrait faire l' objet d' une mesure d' expulsion : le dernier arrivé, celui dont la carte de séjour vient à expiration en premier lieu, ou bien l' enfant qui a dépassé un certain âge limite et à cause duquel la surface disponible par personne devient du jour au lendemain insuffisante au regard de la réglementation?

30 . Dans sa réponse à la question que la Cour lui avait posée, le gouvernement allemand a encore expliqué que ce serait parce que la condition de logement constituerait un moyen indispensable pour promouvoir l' intégration sociale du travailleur et des membres de sa famille dans le pays d' accueil qu' un État membre ne pourrait se limiter à prendre à l' égard d' eux les mêmes sanctions que celles applicables à ses propres ressortissants . Il est pourtant difficile de comprendre de quelle manière l'
expulsion pourrait favoriser cette intégration .

31 . Ce que les autorités allemandes veulent sans doute dire, c' est qu' elles doivent pouvoir agiter la menace d' une expulsion, afin d' obtenir le respect de conditions normales de logement . Nous comprenons parfaitement ce souci de disposer d' un moyen de pression efficace, mais nous estimons que la menace d' une expulsion ne peut être utilisée que si elle peut aussi, légalement, être exécutée . Or, pour les raisons invoquées ci-dessus, tel ne nous semble pas pouvoir être le cas .

32 . De plus, l' article 9 du règlement n° 1612/68 montre, à notre avis, que le législateur communautaire a voulu favoriser l' intégration des travailleurs migrants par des moyens positifs, et non pas négatifs, en les faisant bénéficier "de tous les droits et de tous les avantages accordés aux travailleurs nationaux en matière de logement, y compris l' accès à la propriété du logement dont il a besoin ". "Ce travailleur peut", poursuit le point 2 du même article 9, "au même titre que les nationaux,
s' inscrire dans la région où il est employé sur les listes de demandeurs de logements dans les lieux où de telles listes sont tenues, et il bénéficie des avantages et priorités qui en découlent . La famille restée dans le pays de provenance est considérée, à cette fin, comme résidant dans ladite région, dans la mesure où les travailleurs nationaux bénéficient d' une présomption analogue ". M . l' agent du gouvernement allemand a d' ailleurs déclaré que son pays observe pleinement les dispositions
de cet article, de telle sorte que, dans la plupart des cas, des solutions adéquates devraient pouvoir être trouvées de cette façon .

33 . Enfin, la Commission a eu raison d' attirer l' attention de la Cour sur l' article 4 de la directive du Conseil du 25 février 1964 pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées pour des raisons d' ordre public, de sécurité publique et de santé publique ( directive 64/221/CEE; JO du 4.4.1964, p . 850 ). D' après cette disposition, les seules maladies ou infirmités pouvant justifier le refus du droit d' entrée sur le territoire ou de
délivrance du premier titre de séjour sont celles qui figurent à la liste annexée à cette directive . Il s' agit de maladies extrêmement graves, à savoir les maladies quarantenaires, la tuberculose, la syphilis et les autres maladies infectieuses ou parasitaires contagieuses . Et pourtant, le paragraphe 2 du même article prévoit que la survenance de maladies ou d' infirmités après la délivrance du premier titre de séjour ne peut justifier le refus du renouvellement du titre de séjour ou l'
éloignement du territoire . Or, si cet éloignement n' est pas permis, alors que de telles maladies comportent des risques sérieux pour la population autochtone et des charges importantes pour les caisses de maladies du pays d' accueil, on est en droit de supposer que, en rédigeant comme il l' a fait l' article 10, paragraphe 3, du règlement n° 1612/68, le Conseil n' a pas non plus voulu ouvrir un droit à l' expulsion, lorsque les conditions de logement deviennent insatisfaisantes postérieurement à
l' arrivée de la famille du travailleur .

34 . Nous parvenons ainsi à la conclusion qu' un texte législatif national qui prévoit le non-renouvellement d' une autorisation de séjour ou la réduction a posteriori de la durée de validité de l' autorisation de séjour d' un membre de la famille d' un travailleur migrant, en raison du fait que le logement de la famille ne peut plus être considéré comme approprié selon les critères appliqués en la matière au lieu de résidence, est incompatible avec la dernière partie de l' article 10, paragraphe 3,
du règlement n° 1612/68, qui interdit toute discrimination dans l' application de cette condition .

35 . La Commission estime, par ailleurs, qu' on serait ipso facto également en présence d' un manquement à l' article 48 du traité . Le gouvernement allemand fait valoir, par contre, que ce grief ne serait pas fondé, l' article 48 ne conférant aux membres de la famille du travailleur migrant aucun droit "primaire" ou "propre" à la liberté de circulation .

36 . Cette question n' est pas facile à trancher . D' un côté, en effet, la possibilité accordée aux membres de la famille de venir s' installer avec le travailleur contribue à la réalisation des objectifs de l' article 48, en éliminant des obstacles qui s' opposent à l' exercice du droit des travailleurs de se déplacer librement sur le territoire des autres États membres et d' y séjourner, afin d' y exercer un emploi . Ce qui, pour les membres de la famille d' un travailleur, est le droit de s'
installer avec lui sur le territoire d' un autre État membre est, pour le travailleur lui-même, le droit de se faire rejoindre par sa famille ( voir, à ce propos le cinquième considérant du règlement n° 1612/68 ). Il s' agit donc, d' une certaine façon, d' un droit accordé au travailleur lui-même tout autant qu' à sa famille .

37 . D' un autre côté cependant, M . l' avocat général Lenz a eu raison de dire que ( 7 ):

"aux articles 48, 49, 50 et 51 du traité CEE, qui réglementent la libre circulation des travailleurs, il n' est pas question du droit des membres de la famille de venir s' installer avec eux . A cet égard, le règlement n° 1612/68 du Conseil va donc au-delà de l' exigence minimale posée par le traité" ( p . 1291 ).

On peut ajouter que les termes mêmes de "membres de la famille" n' apparaissent pas dans ces articles, et que, avant l' adoption du règlement n° 1612/68, toute définition de l' étendue de cette notion faisait défaut .

38 . Par ailleurs, dans différents arrêts, la Cour a constaté que les membres de la famille du travailleur au sens de l' article 10 du règlement n° 1612/68 ne sont que les "bénéficiaires indirects" ( 8 ) des droits à la libre circulation que l' article 48 du traité reconnaît à celui-ci et que les droits que leur confèrent les articles 10 et 11 ne sont que des droits "dérivés", en ce sens qu' ils sont liés à ceux que détient le travailleur en vertu de l' article 48 du traité et des articles 1er et
suivants du règlement n° 1612/68 ( 9 ).

39 . De plus, au point 31 de l' arrêt Royer du 8 avril 1976 ( 48/75, Rec . p . 497 ), la Cour a établi que :

"le droit des ressortissants d' un État membre d' entrer sur le territoire d' un autre État membre et d' y séjourner, aux fins voulues par le traité - notamment pour y rechercher ou exercer une activité professionnelle, salariée ou indépendante, ou pour y rejoindre leur conjoint ou leur famille -, constitue un droit directement conféré par le traité ou, selon le cas, les dispositions prises pour la mise en oeuvre de celui-ci" ( voir aussi point 50 et dispositif ).

A notre avis, les droits accordés aux membres de la famille entrent dans cette dernière catégorie .

40 . Finalement, le raisonnement de la Commission selon lequel toute violation du règlement n° 1612/68 entraîne ipso facto une violation de l' article 48 du traité, au motif que ce règlement est basé sur l' article 49, qui prévoit l' adoption des "mesures nécessaires en vue de réaliser progressivement la libre circulation des travailleurs, telle qu' elle est définie à l' article précédent", devrait logiquement conduire à interpréter de façon restrictive les dispositions dudit règlement en limitant
leur portée à ce qui est "nécessaire" pour la réalisation de la libre circulation des travailleurs . Or, la jurisprudence de la Cour, plus particulièrement en ce qui concerne la notion d' "avantages sociaux" contenue à son article 7, paragraphe 2, va exactement dans le sens contraire . Nous ne croyons pas qu' il serait dans l' intérêt de quiconque, et certainement pas de la Commission, de vouloir faire dévier la Cour de cette interprétation large, et nous estimons, dès lors, qu' il n' y a pas lieu
de retenir un manquement à l' article 48 du traité CEE .

Conclusion

41 . Sur la base des considérations exposées ci-dessus, nous vous proposons de constater que, en adoptant et en maintenant des dispositions législatives qui prévoient que la prorogation de l' autorisation de séjour des membres de la famille des travailleurs migrants est refusée, et que sa durée peut être réduite, si le logement dont disposent les travailleurs pour leur famille n' est plus jugé approprié selon les critères appliqués en la matière au lieu de résidence, la République fédérale d'
Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l' article 10, paragraphe 3, du règlement n° 1612/68 du Conseil .

42 . Puisque nous sommes ainsi d' avis que la Commission devrait obtenir gain de cause pour l' essentiel de son recours, nous vous proposons également de mettre les dépens à la charge de la République fédérale d' Allemagne .

(*) Langue originale : le français .

( 1 ) Règlement n° 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l' intérieur de la Communauté ( JO L 257 du 19.10.1968, p . 2 )

( 2 ) BGBl . I 1980, 6.2.1980, p . 117 .

( 3 ) "Autorisation de séjour" est la traduction française de la notion allemande "Aufenthaltserlaubnis ". A noter que, dans la directive 68/360/CEE, "Aufenthaltserlaubnis" correspond à "carte de séjour ".

( 4 ) Au point 43 de l' arrêt du 21 juin 1988, affaire 39/86, Lair/Universitaet Hannover, Rec . p . 3161, la Cour a déjà une fois retenu la notion d' abus .

( 5 ) Affaires jointes 115 et 116/81, Rec . 1982, p . 1665, point 7, p . 1707-1708 .

( 6 ) Voir l' arrêt du 7 juillet 1976, Watson et Belmann, 118/75, Rec . p . 1185, point 20 .

( 7 ) Conclusions dans l' affaire 59/85, Reed, Rec . 1986, p . 1283, 1284 .

( 8 ) Voir l' arrêt du 18 juin 1987, Centre public d' aide sociale de Courcelles/Marie-Christine Lebon, 316/85, Rec . p . 2811, point 12 .

( 9 ) Voir l' arrêt du 7 mai 1986, Guel/Regierungspraesident Duesseldorf, 131/85, Rec . p . 1573, point 20 .


Synthèse
Numéro d'arrêt : 249/86
Date de la décision : 17/01/1989
Type de recours : Recours en constatation de manquement - fondé

Analyses

Manquement d'État - Travailleurs migrants - Prorogation de la carte de séjour des membres de la famille - Obligation de vivre dans des conditions normales de logement.

Libre circulation des travailleurs


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : République fédérale d'Allemagne.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mischo
Rapporteur ?: Kakouris

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1989:6

Source

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