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09/03/2004 | CEDH | N°42435/98

CEDH | AFFAIRE ABDULLAH AYDIN c. TURQUIE


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ABDULLAH AYDIN c. TURQUIE
(Requête no 42435/98)
ARRÊT
STRASBOURG
9 mars 2004
DÉFINITIF
09/06/2004
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Abdullah Aydın c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,   MM. M. Pellonpää,    R. Türmen,    J. Casadevall,    S.

Pavlovschi,    J. Borrego Borrego,   Mme E. Fura-Sandström, juges,  et de  Mme. F. Elens Passos, greffière adjointe...

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ABDULLAH AYDIN c. TURQUIE
(Requête no 42435/98)
ARRÊT
STRASBOURG
9 mars 2004
DÉFINITIF
09/06/2004
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Abdullah Aydın c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,   MM. M. Pellonpää,    R. Türmen,    J. Casadevall,    S. Pavlovschi,    J. Borrego Borrego,   Mme E. Fura-Sandström, juges,  et de  Mme. F. Elens Passos, greffière adjointe de section,  Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 5 novembre 2002 et 10 février 2004,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 42435/98) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Abdullah Aydın (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 15 juin 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant est représenté par Me O.E. Ataman, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent dans la procédure devant la Cour.
3.  Le requérant alléguait en particulier que sa condamnation en raison d’un discours prononcé lors d’un meeting public constituait une ingérence dans sa liberté d’expression, en violation de l’article 10 de la Convention. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, il faisait état du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara ainsi que de l’absence de notification de l’avis du procureur général près la Cour de cassation.
4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
6.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1)
7.  Par une décision du 5 novembre 2002, la chambre a déclaré la requête recevable.
8.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9.  Le requérant est né en 1944 et réside à Ankara.
10.  Le 1er septembre 1996, il participa à un rassemblement intitulé Paix et Liberté, organisé à Ankara à l’occasion de la journée mondiale pour la paix. Au cours de ce rassemblement, il prononça un discours en qualité de représentant de la Plateforme de la démocratie d’Ankara (Ankara Demokrasi Platformu), laquelle regroupe plusieurs organisations non gouvernementales. Les passages pertinents du discours en question peuvent se traduire comme suit :
« Salut militants du HADEP, travailleurs, ouvriers, fonctionnaires, étudiants, indigents des villes, militants des Halkevi [maisons du peuple], mes amis qui militent pour la paix, la liberté, le travail, mes chers amis. Je vous salue et vous souhaite la bienvenue, au nom de la Plateforme de la démocratie d’Ankara, tous les opposants qui se réunissent pour allumer le flambeau de la paix, de l’égalité et de la liberté, alors que le gouvernement raciste, qui défend la charia (şeriatçı), rend la vie insupportable aux opprimés et aux travailleurs. Je félicite les forces progressistes, démocrates et révolutionnaires ainsi que les organismes et toutes les personnes qui ont contribué à ce rassemblement. Mes chers amis, alors que la charia s’institutionnalise, qu’ils essayent de détruire la fraternité entre les deux peuples voisins par des provocations nationalistes à Egée, à Chypre, qu’ils forcent des intellectuels à se taire, qu’ils essayent d’écraser la dignité humaine dans les prisons, qu’ils font obstacle aux activités des organisations démocratiques, des partis politiques et des syndicats progressistes, nous apprécions la formation de telles plateformes (...) Face à ce comportement négatif, a été créée la Plateforme de la démocratie d’Ankara, plateforme pour la paix et la fraternité, et c’est une grande réussite dans la réalisation de notre lutte pour mener des activités pacifiques (...) Nous avons lu le programme de la coalition du Refahyol, nous avons vu qu’il n’y avait rien concernant les sujets de société (...) Dans son programme, il avait affirmé être contre les pressions faites aux croyances et aux personnalités. Qu’il était partisan de l’ordre légal. Il avait affirmé qu’il mettrait fin à la guerre, la corruption, l’injustice. En utilisant ces valeurs, il accéda au gouvernement. Après avoir obtenu le gouvernement, (...) il continue à s’éloigner rapidement de ses dires (...) Ce pays n’est pas un pays libre et démocratique. Dans ce pays, une guerre est menée contre le peuple. D’un bout à l’autre, la guerre règne. Par l’application d’une politique comprenant des disparitions, des gardes à vue, des exécutions extrajudiciaires, des meurtres perpétrés par des inconnus, la saisie de nos livres et de nos revues, la fermeture de nos syndicats et de nos associations, ainsi que les descentes dans leurs locaux, par des méthodes mafieuses, des peines d’emprisonnement en raison de nos idées, de nos articles, ils visent notre volonté de vivre de manière humaine, notre droit à la sûreté (...) Nous, les gens qui militons pour le travail, nous refusons cette mentalité hypocrite. Le nouveau système mondial est une guerre sale. Nous tous, les travailleurs de ce pays, nous allons résister ensemble à des mains qui sont levées contre les mères des rues, contre les ouvriers, à la pression appliquée aux travailleurs, à toutes sortes d’agressions dirigées contre le peuple kurde, à toute pratique de pression et de violence. Mes chers amis, nous devons unir nos forces contre la montée des prix, le chômage, la privatisation, le racisme, la torture, les disparitions, les exécutions extrajudiciaires, la guerre et pour la paix, l’égalité, la liberté (...) »
11.  Le 27 septembre 1996, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara inculpa le requérant ainsi que huit autres orateurs ayant pris la parole au cours du ce rassemblement du chef d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité fondées sur la différence sociale, ethnique et régionale. Il requit leur condamnation en vertu de l’article 312 §§ 1 et 2 du code pénal.
12.  A l’appui de ses accusations, le procureur de la République cita les passages suivants du discours prononcé par le requérant :
« Ce pays n’est pas un pays libre et démocratique (...) Dans ce pays, une guerre est menée contre le peuple (...) Nous, les gens qui militons pour le travail, nous refusons cette mentalité hypocrite (...) Nous tous, les travailleurs de ce pays, nous allons résister ensemble à la pression appliquée aux travailleurs, aux agressions dirigées contre le peuple kurde, à toute pratique de pression et de violence. »
13.  Les réquisitions du procureur de la République peuvent en outre se lire comme suit :
« Au vu du contenu du discours d’Abdullah Aydın, en affirmant que dans la société il y a des travailleurs soumis par d’autres à des pressions, en créant une différence entre les travailleurs et les employeurs, [il] a établi l’existence d’une guerre menée contre le peuple (...) »
14.  Dans la défense qu’il soumit à la cour de sûreté de l’Etat, le requérant nia les accusations portées à son encontre et soutint n’avoir exprimé son opinion que sur la paix.
15.  Le 21 octobre 1997, la cour de sûreté de l’Etat, composée de trois juges, dont l’un issu de la magistrature militaire, condamna le requérant à une peine d’un an d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 420 000 livres turques (TRL) en vertu de l’article 312 § 2 du code pénal pour incitation à la haine et à l’hostilité fondées sur la différence sociale, ethnique et régionale.
16.  Au terme de l’examen des enregistrements sonore et vidéo du rassemblement du 1er septembre 1996, la cour de sûreté de l’Etat considéra que le discours litigieux incitait le peuple à la haine et à l’hostilité fondées sur la différence ethnique et régionale. Dans ses attendus, elle reprocha ainsi au requérant d’avoir établi une distinction entre le peuple turc et le peuple kurde et de ne pas avoir fait état des préjudices causés par le PKK dans la région soumise à l’état d’urgence. La motivation de l’arrêt de la cour se lit comme suit :
« Avec ses propos selon lesquels « Dans ce pays, une guerre est menée contre le peuple. D’un bout à l’autre, la guerre règne (...) Nous tous, les travailleurs de ce pays, nous allons résister ensemble à la pression appliquée aux travailleurs, aux agressions dirigées contre le peuple kurde, à toute pratique de pression et de violence », il a d’abord établi qu’il y avait une guerre menée contre le peuple, puis qualifié ceux qui vivent dans cette région et qui sont soumis aux pressions et agressions comme étant le peuple kurde, il a essayé d’établir que, dans les territoires turcs, il existait deux nations différentes sous la forme du peuple kurde et turc (...) En interprétant la lutte menée dans la région soumise à l’état d’urgence comme une lutte menée contre une population qu’ils définissent comme le peuple kurde, ils n’ont pas précisé qu’il s’agissait d’une lutte menée contre l’organisation terroriste PKK et, en outre, dans ce rassemblement ayant pour thème la paix et la liberté, ils n’ont pas établi, à propos de l’organisation terroriste nommée PKK, les torts causés par cette organisation terroriste, on arrive à la conviction qu’ils ont clairement mis en avant leurs objectifs de sorte que, contrairement à leurs déclarations en défense, ils ne traitaient pas dans leurs discours du thème de la paix mais incitaient clairement à la haine et à l’hostilité fondées sur la différence ethnique et régionale ».
17.  Le 16 décembre 1997, le procureur général près la Cour de cassation présenta son avis sur le pourvoi. Cet avis ne fut pas communiqué au requérant.
18.  Le 11 février 1998, la Cour de cassation confirma l’arrêt du 21 octobre 1997.
II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT
19.  Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Özdemir c. Turquie (no 59659/00, §§ 21-22, 6 février 2003).
20.  L’article 327 du code de procédure pénale énumère les cas où « une affaire qui a abouti à un jugement passé en force de chose jugée peut faire l’objet d’un nouveau procès en faveur du condamné ».
Il a été modifié par l’article 3 de la loi no 4793, qui a ajouté un sixième cas de réouverture :
« Lorsqu’il est établi par un arrêt définitif de la Cour européenne des Droits de l’Homme qu’une décision pénale a été prononcée en violation de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales et de ses protocoles additionnels, dans ce cas, la réouverture du procès peut être demandée dans un délai d’un an à partir de la date à laquelle l’arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme est devenu définitif. »
La loi no 4793 est entrée en vigueur le 3 février 2003. Selon son article provisoire no 1, l’article 3 ne joue que dans les deux hypothèses suivantes : celle où la Cour rendra un arrêt définitif avant l’entrée en vigueur de la loi ; celle où la Cour rendra un arrêt définitif au sujet d’une requête introduite après l’entrée en vigueur de la loi.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
21.  Le requérant soutient que sa condamnation pour avoir prononcé un discours lors d’un rassemblement public constitue une atteinte à son droit à la liberté d’expression, atteinte dont il conteste en outre la nécessité. Le requérant invoque en ce sens l’article 10 de la Convention aux termes duquel :
« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...)
2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »
22.  Le Gouvernement souligne l’importance d’analyser la teneur des propos du requérant à la lumière de la situation particulièrement sensible qui régnait à cette époque dans le sud-est de la Turquie. En ce sens, il rappelle que le discours litigieux a été prononcé au cours d’un rassemblement consacré à la journée mondiale pour la paix par le représentant d’une organisation et qu’il se caractérise par l’absence de toute position politique responsable. Il prend ainsi la forme d’une exhortation à la violence et à l’inimitié, une instigation au crime qui ne saurait se prévaloir de la protection de l’article 10 de la Convention.
23.  Au regard de la violence, du caractère agressif et incitatif que revêt le discours du requérant, le Gouvernement estime que l’ingérence litigieuse tendait à assurer la protection de l’ordre public, de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, ainsi que la prévention du crime, conformément aux dispositions du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. A l’appui de sa position, il se fonde sur la jurisprudence de la Cour (voir Zana c. Turquie, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, §§ 61-62).
24.  Le requérant conteste les thèses du Gouvernement et soutient que son discours consistait simplement en une critique de la politique menée par le Gouvernement qui, loin d’exhorter à la violence, appelait à la paix, à la liberté et à l’égalité contre le racisme, la charia et les violations des droits de l’homme. Il estime en outre que la possibilité de s’exprimer, en qualité de dirigeant d’une organisation représentant la société civile, sur les problèmes de l’Etat, de critiquer les méthodes employées pour y remédier, et exposer sa pensée, fait partie des nécessités des sociétés démocratiques.
25.  En outre, se fondant sur la motivation de l’arrêt de la cour de sûreté de l’Etat, le requérant souligne que sa condamnation a été prononcée non pas tant en raison de la teneur de son discours mais parce que celui-ci ne comportait aucune référence à la situation existante à ce moment dans le Sud-Est de la Turquie ; de sorte que cette condamnation ne visait pas ce que le requérant avait exprimé dans son discours mais ce qu’il n’avait pas exprimé.
26.  La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les comparants que la condamnation litigieuse constituait une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté que l’ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l’ordre public, de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, ainsi que la prévention du crime, au sens de l’article 10 § 2 (voir Yağmurdereli c. Turquie, no 29590/96, § 40, 4 juin 2002).
27.  En l’occurrence le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ».
28.  La Cour rappelle les principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, entre autres, Castells c. Espagne, arrêt du 23 avril 1992, série A no 236, p. 23, § 46 ; Zana, précité, pp. 2547-2548, § 51 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I ; Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999-IV ; Öztürk c. Turquie, no 22479/93, § 64, CEDH 1999-VI ; et İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, §§ 51-53, 10 octobre 2000). Elle examinera l’affaire à la lumière de ces principes.
29.  La Cour portera une attention particulière à la teneur du discours litigieux, aux termes employés et au contexte dans lequel il fut prononcé. A cet égard, elle tient compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen, en particulier les difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (voir İbrahim Aksoy, précité, § 60, et Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1568, § 58).
30.  L’allocution litigieuse a été prononcée dans le cadre d’un forum de la société civile, organisé à l’occasion de la journée mondiale pour la paix. Le requérant avait pris la parole en qualité de représentant de la plateforme de la démocratie, une institution non gouvernementale ayant pour objet la défense de la démocratie et de la paix. Le discours incriminé prend la forme d’un discours politique, tant par son contenu que par les termes utilisés. S’adressant à tous les acteurs de la société civile (mouvements associatifs, syndicats, étudiants etc.), le requérant traitait de la situation économique, sociale et politique de la Turquie. La Cour note ainsi qu’il discutait et s’exprimait sur des thèmes qui sont des sujets de société, participant en ce sens, au processus politique.
31.  De par son contenu, ce discours consiste indéniablement en une critique des actions et de la politique menées par le Gouvernement. L’usage de mots tels que « guerre », « exécution », « agression » confère en outre une virulence certaine à cette critique. Le requérant y dénonce tout à la fois la montée des prix, le chômage, la corruption, la charia, le racisme et les atteintes aux droits de l’homme, en tenant par ailleurs le Gouvernement pour responsable et complice. Toutefois, parallèlement à cette critique, le discours contient des appels clairs et répétés en faveur de la paix, de l’égalité et de la liberté.
32.  La Cour ne sous-estime pas les difficultés liées à la lutte contre le terrorisme. Toutefois, elle observe que le requérant s’exprimait en qualité de représentant d’une plateforme démocratique, dans le cadre de son rôle d’acteur de la vie politique turque, n’incitant ni à l’usage de la violence ni à la résistance armée ni au soulèvement (voir İbrahim Aksoy, précité, § 71). D’ailleurs, le discours était destiné selon les propos même du requérant à ceux qui « se réunissent pour allumer le flambeau de la paix, de l’égalité et de la liberté » et il renferme le message selon lequel il faut agir pour « la paix, l’égalité et la liberté ».
33.  Rappelant la motivation de la cour de sûreté de l’Etat qui reproche au requérant de n’avoir « pas précisé qu’il s’agissait d’une lutte menée contre l’organisation terroriste PKK et, en outre, (...) établi les torts causés par cette organisation terroriste », la Cour souligne que les appels à la résistance contre les « agressions dirigées contre le peuple kurde », lus dans leur contexte, ne sauraient passer pour une incitation à l’usage de la violence et n’expriment aucun soutien ou approbation du recours à la violence à des fins politiques (comparer avec Zana, précité, p.2549, § 58).
34.  Du reste, la Cour relève que la cour de sûreté de l’Etat a condamné le requérant, non pas tant pour les propos que ce dernier aurait tenu lors du rassemblement pour la paix, à savoir pour avoir désigné une partie de la population comme étant le peuple kurde, mais plutôt pour ne pas s’être référé et ne pas avoir dénoncé les activités du PKK dans le Sud-Est de la Turquie. Or, pour la Cour, cette considération ne saurait être considérée en elle-même comme suffisante pour justifier l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999).
35.  Enfin, la Cour relève que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. A cet égard, elle souligne que le requérant a été condamné à une peine d’un an d’emprisonnement et à 420 000 TRL d’amende.
36.  Eu égard à ce qui précède, la condamnation litigieuse ne saurait passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION
37.  Le requérant allègue que la cour de sûreté de l’Etat qui l’a jugé et condamné ne constitue pas un tribunal « impartial et indépendant » qui eût pu lui garantir un procès équitable en raison de la présence d’un juge militaire en son sein.
Il allègue en outre ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable devant la Cour de cassation en raison du défaut de communication de l’avis du procureur général.
Il y voit une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention qui en ses parties pertinentes se lit comme suit :
« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)
3.  Tout accusé a droit notamment à : (...)
b)  disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
A.  Sur l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat
38.  La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34 et Özdemir, précité, §§ 35-36).
39.  La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate à cet égard qu’il est compréhensible que le requérant, qui répondait devant une cour de sûreté de l’Etat d’infractions prévues et réprimées par le code pénal, ait redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figuraient un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De fait, il pouvait légitimement craindre que la cour de sûreté de l’Etat se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Partant on peut considérer qu’étaient objectivement justifiés les doutes nourris par le requérant quant à l’indépendance et l’impartialité de cette juridiction (voir Incal, précité, p. 1573, § 72 in fine).
40.  La Cour conclut que, lorsqu’elle a jugé et condamné le requérant, la cour de sûreté de l’Etat n’était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
B.  Sur l’équité de la procédure pénale
41.  La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu’un tribunal dont le manque d’indépendance et d’impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.
42.  Eu égard au constat de violation du droit du requérant à voir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial auquel elle parvient, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner le présent grief (voir, entre autres, Çiraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VII, p. 3074, §§ 44-45 et Işik c. Turquie, no 50102/99, §§ 38-39, 5 juin 2003)
III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
43.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A.  Dommages
44.  Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel et moral du fait de sa condamnation, en raison de propos tenus lors d’un rassemblement pacifiste, par un tribunal qui n’est pas indépendant et impartial. Il évalue son dommage matériel à 7 895,55 euros (EUR) et son dommage moral à 30 000 EUR. En outre, il estime que seuls un nouveau procès et la radiation des conséquences individuelles de sa condamnation constitueraient une satisfaction équitable.
45.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.
46.  La Cour considère que les éléments soumis ne permettent pas de parvenir à une quantification précise du manque à gagner résultant pour le requérant du constat de violation de la Convention (voir, dans le même sens, Karakoç et autres c. Turquie, nos 27692/95, 28138/95 et 28498/95, § 69, 15 octobre 2002). Quant à l’amende infligée, la Cour relève que le requérant n’a produit aucun document attestant le paiement de cette somme. Pour ce qui est de la demande concernant un nouveau procès, la Cour rappelle que l’Etat défendeur reste libre, sous le contrôle du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (voir Conka c. Belgique, no 51564/99, § 89, CEDH 2002-I). Elle souligne en même temps que dans l’arrêt Gençel c. Turquie (no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003 – non définitif), elle a considéré que lorsqu’elle conclut que la condamnation d’un requérant a été prononcée par un tribunal qui n’était pas indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1, en principe le redressement le plus approprié serait de faire rejuger le requérant en temps utile par un tribunal indépendant et impartial.
47.  Enfin, en ce qui concerne le dommage moral, la Cour estime que l’intéressé a subi un préjudice moral en raison de sa condamnation. Statuant en équité comme le veut l’article 41, la Cour lui alloue 10 000 EUR à ce titre.
B.  Frais et dépens
48.  Le requérant demande également 5 215,07 EUR, dont 216,40, pour ses frais encourus dans la procédure devant la Cour et 2 295 pour les honoraires de son avocat. A titre de justificatif, il fournit une quittance relative aux honoraires facturés par son avocat et le tableau des honoraires de référence pratiqués par les avocats du barreau d’Istanbul.
49.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.
50.  La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention, elle rembourse les frais dont il est établi qu’ils ont réellement et nécessairement exposés et sont d’un montant raisonnable (voir, parmi d’autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II).
51.  Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable la somme de 3 000 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.
C.  Intérêts moratoires
52.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait du défaut d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara ;
3.  Dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur les autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;
4.  Dit,
a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du paiement :
i.  10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral ;
ii.  3 000 EUR (trois mille euros) pour frais et dépens;
iii.  tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes ;
b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 mars 2004 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens Passos Nicolas Bratza   Greffière adjointe Président
ARRÊT ABDULLAH AYDIN c. TURQUIE
ARRÊT ABDULLAH AYDIN c. TURQUIE 


Synthèse
Formation : Cour (quatrième section)
Numéro d'arrêt : 42435/98
Date de la décision : 09/03/2004
Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 10 ; Violation de l'art. 6-1 en ce qui concerne l'indépendance et l'impartialité ; Non-lieu à examiner l'art. 6-1 en ce qui concerne l'équité de la procédure ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement partiel frais et dépens

Analyses

(Art. 10-1) LIBERTE D'EXPRESSION, (Art. 10-2) DEFENSE DE L'ORDRE, (Art. 10-2) INGERENCE, (Art. 10-2) INTEGRITE NATIONALE, (Art. 10-2) NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE, (Art. 10-2) PREVENTION DES INFRACTIONS PENALES, (Art. 10-2) SECURITE NATIONALE, (Art. 6) PROCEDURE PENALE, (Art. 6-1) TRIBUNAL IMPARTIAL


Parties
Demandeurs : ABDULLAH AYDIN
Défendeurs : TURQUIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/06/2012
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2004-03-09;42435.98 ?

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