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31/05/2012 | CEDH | N°001-111238

CEDH | CEDH, AFFAIRE GÜLİZAR ÇEVİK c. TURQUIE, 2012, 001-111238


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GÜLİZAR ÇEVİK c. TURQUIE

(Requête no 34450/08)

ARRÊT

STRASBOURG

31 mai 2012

DÉFINITIF

31/08/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Gülizar Çevik c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
G

uido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GÜLİZAR ÇEVİK c. TURQUIE

(Requête no 34450/08)

ARRÊT

STRASBOURG

31 mai 2012

DÉFINITIF

31/08/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gülizar Çevik c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 mai 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 34450/08) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Gülizar Çevik (« la requérante »), a saisi la Cour le 8 avril 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante est représentée par Mes A. Çağer et B. Geboloğlu, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 24 juin 2009, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permettait l’article 29 § 3 de la Convention, tel qu’en vigueur à l’époque, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

4. La chambre a décidé qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1963 et réside à Şanlıurfa.

6. La requérante était propriétaire d’un terrain situé à Şanlıurfa.

7. Le 3 août 1990, le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles (« l’administration ») décida d’exproprier ledit terrain pour la construction d’un barrage.

8. Une commission d’experts de l’administration fixa la valeur du terrain concerné et une indemnité d’expropriation fut versée à la requérante.

9. Le 7 juin 2000, en désaccord avec le montant payé par l’administration, la requérante introduisit auprès du tribunal de grande instance de Halfeti (« le tribunal ») une action en augmentation de l’indemnité d’expropriation.

10. Le 6 octobre 2000, le tribunal lui donna gain de cause et condamna l’administration à payer à la requérante une indemnité complémentaire de 18 367 327 000 livres turques (TRL) [environ 31 104 euros (EUR)], assortie d’intérêts moratoires à compter du 4 juillet 2000.

11. Le 4 juin 2001, la Cour de cassation confirma ce jugement.

12. Le 4 mars 2005, l’administration paya une partie de l’indemnité de la requérante.

13. Faute par l’administration de payer le restant de son indemnité, la requérante saisit le bureau de l’exécution et de recouvrement des créances de Birecik (« le bureau de l’exécution »).

14. Le 27 juin 2007, le bureau de l’exécution adressa à l’administration une injonction de payer pour le restant de la créance, à savoir 49 110 556 300 TRL [environ 27 505 EUR].

15. Dans ses observations du 14 juin 2010, le Gouvernement présenta à la Cour un document selon lequel la créance de la requérante s’élevait à 477,18 TRL [environ 247 EUR], à compter du 1er juillet 2010.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 DE LA CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE No 1

16. La requérante se plaint de l’inexécution partielle du jugement du 6 octobre 2000, devenu définitif en sa faveur dans un délai raisonnable. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellés en leurs parties pertinentes :

Article 6 § 1

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. »

17. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

18. Le Gouvernement soulève des exceptions. En premier lieu, il excipe du non-respect de la règle de six mois. Selon lui, la requérante aurait dû saisir la Cour dans les six mois suivant l’arrêt de la Cour de cassation qui a été rendu le 4 juin 2001, alors que la requête a été introduite le 8 avril 2008. En deuxième lieu, il soutient que la créance de la requérante a été intégralement payée de sorte que cette dernière n’a pas la qualité de victime. Finalement, le Gouvernement soulève une exception tirée du non‑épuisement des voies de recours internes en deux branches. A cet égard, il soutient, d’une part, que la requérante n’a pas utilisé le recours prévu à l’article 105 du code des obligations et, d’autre part, qu’il n’a pas introduit d’action en indemnisation à l’encontre de l’administration ni engagé des procédures d’exécution à son encontre. Selon lui, la réparation des prétendues pertes aurait été possible si la requérante avait établi l’existence d’un dommage subi au-delà de ce qui se trouve compensé par les intérêts moratoires.

19. La requérante combat ces arguments.

20. Concernant l’exception tirée du non-respect de la règle de six mois, la Cour rappelle que lorsqu’un grief porte sur une situation continue contre laquelle il n’existe aucun recours, le délai de six mois court à compter de la fin de cette situation. Tant que celle-ci perdure, la règle de six mois ne trouve pas à s’appliquer (voir, par exemple, Lemke c. Turquie, no 17381/02, §§ 37 et 38, 5 juin 2007, et Yerlikaya c. Turquie, nos 10985/02 et 10993/02, §§ 19‑23, 8 avril 2008). En l’occurrence, la requérante se plaint de l’inexécution par les autorités nationales d’une décision judiciaire, inexécution qui perdurait à la date d’introduction de la présente requête. Il convient donc de rejeter l’exception du Gouvernement sur ce point.

21. Quant à l’exception selon laquelle la requérante a perdu la qualité de victime, la requérante nie avoir reçu l’intégralité de sa créance. A cet égard, tant le Gouvernement que les requérants présentent à la Cour des documents établissant le restant de la créance de la requérante.

22. La Cour observe qu’au vu des pièces soumises par les parties, la requérante n’a pas reçu la totalité de sa créance à la date du présent arrêt.

23. Quant à l’épuisement des voies de recours internes, la Cour observe que l’article 105 du code des obligations prévoit la réparation du dommage au-delà de ce qui se trouve compensé par les intérêts moratoires. Or, en l’espèce, le grief de la requérante ne concerne que l’absence de paiement de sa créance due à l’inexécution d’un jugement définitif en sa faveur et non pas l’insuffisance d’intérêts moratoires de sa créance. A cet égard, la Cour constate que la voie de recours prévue par l’article 105 du code des obligations n’était pas une voie de recours à épuiser en l’espèce. Concernant l’exception tenant à l’absence d’action introduite à l’encontre de l’administration, la Cour rappelle qu’il n’est pas opportun de demander à un individu, qui a obtenu une créance contre l’État à l’issue d’une procédure judiciaire, de devoir par la suite, engager la procédure d’exécution forcée afin d’obtenir satisfaction (Arat et autres c. Turquie, nos 42894/04, 42904/04, 42905/04, 42906/04, 42907/04, 42908/04, 42909/04 et 42910/04, § 19, 13 janvier 2009, et Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 19, 27 mai 2004). De plus, la Cour observe qu’en l’espèce, la requérante a dûment saisi le bureau d’exécution de Birecik et mis l’administration en demeure, en vain (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). Il convient donc de rejeter l’exception du Gouvernement tenant au non-épuisement des voies de recours internes.

24. La Cour constate que les griefs de la requérante ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

25. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, par exemple, Bourdov c. Russie, no 59498/00, CEDH 2002‑III, Romachov c. Ukraine, no 67534/01, 27 juillet 2004, Tunç c. Turquie, no 54040/00, 24 mai 2005, Kuzu c. Turquie, no 13062/03, 17 janvier 2006, et Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, 15 janvier 2009).

26. En l’espèce, la Cour observe qu’au vu des pièces fournies par les parties et des informations présentées et bien qu’ayant entamé des procédures d’exécution forcée, la requérante n’a toujours pas obtenu le paiement intégral de sa créance. Autrement dit, le jugement en faveur de la requérante, devenu définitif en 2001, reste à ce jour partiellement inexécuté. Cette omission amène la Cour à considérer qu’en s’abstenant pendant ce laps de temps de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à la décision judiciaire définitive rendue en l’espèce, les autorités turques ont partiellement privé les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 de leur effet utile.

27. Par conséquent, il y a eu violation de ces dispositions.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

28. Invoquant l’article 6 de la Convention, la requérante se plaint de l’iniquité de la procédure menée devant le tribunal de grande instance du fait de l’absence de motivation de son jugement.

29. La Cour note que les jugements des tribunaux nationaux étaient motivés. Il s’ensuit ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

30. Invoquant l’article 2 du Protocole no 7, la requérante se plaint de l’absence de double degré de juridiction.

31. La Cour note que la Turquie n’est pas partie à ce protocole. Elle s’ensuit que ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

32. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

1. Dommage matériel

33. La requérante réclame 400 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’elle aurait subi.

34. Le Gouvernement conteste cette prétention.

35. La Cour rappelle qu’en l’espèce elle a trouvé une violation de l’article 6 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 en raison de l’inexécution partielle d’un jugement devenu définitif en faveur de la requérante. Elle considère que l’État défendeur doit garantir, par des mesures appropriées, que le jugement du tribunal de grande instance de Halfeti du 6 octobre 2000 (devenu définitif le 4 juin 2001) soit dûment exécuté par les autorités internes (voir Akıncı c. Turquie, no 12146/02, § 21, 8 avril 2008, Yavuz Sarıkaya c. Turquie, no 1098/04, § 45, 13 janvier 2009, et Kaçar et autres c. Turquie, nos 38323/04, 38379/04, 38389/04, 38403/04, 38423/04, 38510/04, 38513/04, et 38522/04, § 24, 22 juillet 2008).

2. Dommage moral

36. La requérante réclame 10 000 EUR à titre de préjudice moral.

37. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

38. La Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante la somme de 250 EUR.

B. Frais et dépens

39. La requérante demande également 12 320 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour. A cet égard, elle présente un décompte des dépenses, sans soumettre aucun justificatif.

40. Le Gouvernement conteste cette prétention.

41. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour constate que la requérante ne justifie pas les dépenses prétendument engagées. Elle considère toutefois que la requérante a indéniablement encouru des frais et dépens pour la présentation de sa requête et estime raisonnable de les rembourser à hauteur d’une somme forfaitaire de 300 EUR. Elle lui alloue donc cette somme pour la procédure devant la Cour.

C. Intérêts moratoires

42. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention (non-exécution) et de l’article 1 du Protocole no 1 et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1;

3. Dit

a) que l’État défendeur, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, doit garantir, par des mesures appropriées, l’exécution du jugement du 6 octobre 2000 du tribunal de grande instance de Halfeti (devenu définitif le 4 juin 2001) ;

b) que l’État défendeur, dans la même période de trois mois, doit verser à la requérante 250 EUR (deux cent cinquante euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en livres turques à la date du règlement ;

c) que l’État défendeur, dans la même période de trois mois, doit verser à la requérante 300 EUR (trois cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, à convertir en livres turques à la date du règlement ;

d) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 mai 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosFrançoise Tulkens
Greffière adjointePrésidente


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-111238
Date de la décision : 31/05/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Accès à un tribunal);Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : GÜLİZAR ÇEVİK
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : CAGER A. ; GEBOLOGLU B.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2012-05-31;001.111238 ?

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