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13/11/2014 | CEDH | N°001-147872

CEDH | CEDH, AFFAIRE CÜNEYT POLAT c. TURQUIE, 2014, 001-147872


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CÜNEYT POLAT c. TURQUIE

(Requête no 32211/07)

ARRÊT

STRASBOURG

13 novembre 2014

DÉFINITIF

13/02/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Cüneyt Polat c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Egidijus K

ris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 octobre 201...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CÜNEYT POLAT c. TURQUIE

(Requête no 32211/07)

ARRÊT

STRASBOURG

13 novembre 2014

DÉFINITIF

13/02/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Cüneyt Polat c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 octobre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32211/07) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Cüneyt Polat (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 juillet 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me E. Kanar, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant allègue en particulier une violation de l’article 3 de la Convention.

4. Le 21 mars 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1959 et réside à Istanbul.

A. La procédure pénale engagée contre le requérant

6. Le 4 septembre 2005, un groupe de personnes se réunit à Istanbul pour dénoncer, par le biais d’une manifestation, certains aspects des conditions de détention d’Abdullah Öcalan – le fondateur et le premier responsable du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée) – au sein de la prison d’Imralı.

7. Il ressort des documents contenus dans le dossier que la police a demandé plusieurs fois aux manifestants de se disperser, que ces derniers ont persisté dans leur volonté de continuer à manifester et se sont mis à scander des slogans en faveur de M. Öcalan et que, par la suite, la police est intervenue de manière musclée et a dispersé le groupe.

8. Le jour même de la manifestation, le requérant, soupçonné d’aide et de soutien au PKK, fut arrêté et placé en garde à vue par les forces de sécurité d’Istanbul. Le procès-verbal dressé à cette occasion précisait que la police avait retrouvé dans un sachet quinze cocktails Molotov appartenant au requérant.

9. Toujours le même jour, le requérant fut examiné par un spécialiste de l’hôpital de Dr. Sadi Konuk. Ce dernier constata une incision épidermique et hypodermique de 2 x 3 cm sur la tête du requérant.

10. Dans sa déposition à la direction de la sûreté, le requérant nia appartenir à ladite organisation illégale et avoir mené des activités au nom de celle-ci.

11. Le 5 septembre 2005, le requérant fut examiné à l’institut de médecine légale. Il fut relevé que l’intéressé présentait des blessures nécessitant une intervention médicale simple et qu’il ne courait pas de risque vital. Aux dires du requérant, il avait été blessé par des coups de matraque des policiers lors de son arrestation et il n’avait pas été soumis à des mauvais traitements dans les locaux de la direction de la sûreté. La partie pertinente en l’espèce du rapport médical établi peut se traduire comme suit :

« Lésions : l’état de santé général du patient est normal, il est conscient, [il arrive à s’orienter], [il s’est montré] coopératif ; œdème suturé sur la partie pariétale gauche [de la tête], ecchymoses rouges de 1 x 1.5 cm et 0.5 x 1 cm sur le thorax ; hyperémie et œdème sur le 4ème doigt de la main droite et le 2ème doigt de la main gauche ; [le patient a déclaré] que [les lésions] sont dues [à des] coups de matraque [reçus] lors de son arrestation (...) ».

12. Le même jour, le requérant fut mis en détention provisoire.

13. Par un acte d’accusation du 17 octobre 2005, le procureur de la République d’Istanbul inculpa le requérant pour aide et soutien au PKK et pour possession de produits explosifs et dangereux.

14. Durant la procédure pénale, la cour d’assises d’Istanbul (« la cour d’assises ») tint plusieurs audiences et ordonna, à la fin de chaque audience, le maintien en détention provisoire du requérant, eu égard à la qualité des infractions et au contenu du dossier. Plusieurs témoins furent entendus et le requérant eut la possibilité de contester les dépositions des témoins à charge.

15. Le 19 février 2007 et le 26 mars 2007, le requérant forma deux oppositions respectivement contre la décision de maintien en détention provisoire du 13 février 2007 et contre celle du 20 mars 2007. Le 28 février 2007 et le 6 avril 2007 respectivement, ces deux oppositions, qui firent l’objet d’un examen sur dossier, furent rejetées par la cour d’assises eu égard à la qualité des infractions et au contenu du dossier.

16. Dans son jugement du 20 mars 2007, la cour d’assises avait condamné le requérant à une peine d’emprisonnement de dix ans et à une amende de 300 livres turques (TRY) (environ 160 euros (EUR)) pour avoir transporté des produits explosifs et dangereux sans l’autorisation des autorités compétentes et pour avoir commis une infraction au nom d’une organisation illégale.

17. Le 23 mai 2007, le requérant se pourvut en cassation contre ce jugement.

18. Par un arrêt du 28 janvier 2008, la Cour de cassation rejeta le pourvoi contre le jugement du 20 mars 2007 rendu par la cour d’assises.

B. L’enquête pénale dirigée contre les policiers

19. Le 4 décembre 2006, le requérant porta plainte contre les policiers qu’il tenait pour responsables de ses blessures.

20. Entre le 10 janvier 2007 et le 6 février 2007, neuf policiers parmi les dix agents en poste le jour de l’incident furent entendus par le parquet. Les procureurs ne leur posèrent aucune question sur les allégations de mauvais traitements du requérant.

21. Par une ordonnance de non-lieu du 18 mai 2007, compte tenu des procès-verbaux d’interrogation des policiers, le procureur de la République de Bakırköy conclut à l’absence de preuves démontrant que les policiers étaient les auteurs d’une « négligence dans l’exercice de leurs fonctions » et considéra comme non convaincantes les déclarations du requérant.

22. Le 20 septembre 2007, le requérant contesta ladite ordonnance de non-lieu. Il indiqua, entre autres, que le parquet avait conclu que les policiers n’étaient pas les auteurs d’une négligence dans l’exercice de leurs fonctions, et il soutint que ledit parquet n’avait pas effectué d’enquête sur ses allégations de mauvais traitements, ces derniers constituant d’après lui une infraction prévue par un autre article du code pénal.

23. Par une décision du 5 décembre 2007, considérant l’absence de preuves démontrant que les faits reprochés aux policiers avaient été commis par ceux-ci, le président de la cour d’assises d’Istanbul confirma l’ordonnance de non-lieu attaquée. Le 5 février 2009, cette décision fut notifiée au représentant du requérant.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

24. En droit turc, la détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du code de procédure pénale (CPP), entré en vigueur le 1er juin 2005. Pour un aperçu des articles 100, 141 et 142 du CPP, la Cour renvoie à sa décision Demir c. Turquie ((déc.), no 51770/07, §§ 12-15, 16 octobre 2012).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

25. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir subi des mauvais traitements, consistant en des coups de matraque donnés par des policiers, lors de son arrestation. Invoquant de surcroît les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, le requérant reproche au parquet de ne pas avoir examiné correctement tous les éléments de preuve et de ne pas avoir tiré les conclusions qui s’imposaient au sujet de sa plainte contre les policiers.

Eu égard à la formulation des griefs du requérant, la Cour estime qu’il convient de les examiner sous l’angle de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

26. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.

A. Sur la recevabilité

27. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Sur les allégations de mauvais traitements

28. Le Gouvernement fait observer tout d’abord que les blessures du requérant nécessitaient une intervention médicale simple. Il considère que, si le requérant avait été l’objet des mauvais traitements allégués, il aurait dû présenter des blessures plus graves.

29. Le Gouvernement indique ensuite ne pas contester l’existence des lésions indiquées dans les rapports médicaux des 4 et 5 septembre 2005. Il plaide cependant qu’il n’est pas certain que les blessures observées sur le corps de l’intéressé fussent consécutives à l’usage de la force lors de son arrestation. Selon le Gouvernement, le requérant n’a pas fourni d’éléments ou d’indices de nature à établir « au-delà de tout doute raisonnable » qu’il a subi des traitements contraires à l’article 3 de la Convention de la part des policiers lors de son arrestation.

30. Le requérant réitère ses allégations.

31. La Cour rappelle d’abord que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, les mauvais traitements doivent atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des circonstances propres à l’affaire, telles que la durée du traitement ou ses effets physiques ou psychologiques et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000‑IV, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000‑XI, Peers c. Grèce, no 28524/95, § 67, CEDH 2001‑III, Mouisel c. France, no 67263/01, § 37, CEDH 2002‑IX, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX). La Cour réaffirme en outre que, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, par exemple lors d’une arrestation, l’utilisation à son égard de la force physique excessive et injustifiée par rapport à son comportement constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 de la Convention (Çelik c. Turquie (no 3), no 36487/07, § 64, 15 novembre 2012).

32. La Cour rappelle de plus que, dans les circonstances où il est question de recours à la force rendu strictement nécessaire pour procéder à une arrestation, il convient de rechercher si cet usage de la force a été proportionné (Çelik, précité, § 65). À cet égard, elle rappelle attacher une importance particulière aux lésions ou séquelles qui ont été occasionnées et aux circonstances dans lesquelles elles l’ont été (R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 68, 19 mai 2004, et Gülizar Tuncer c. Turquie, no 23708/05, § 31, 21 septembre 2010).

33. En l’espèce, la Cour constate qu’il ressort des rapports médicaux établis les 4 et 5 septembre 2005, et qui ne sont pas contestés par le Gouvernement, que le requérant présentait des blessures (paragraphes 9 et 11 ci-dessus). À la lumière de ces constats, elle considère que les traitements dont le requérant a été victime tombent sous le coup de l’article 3 de la Convention.

34. La Cour relève que le requérant et le Gouvernement ont donné des versions divergentes sur la manière dont les blessures ont été occasionnées : le requérant se plaint de coups de matraque donnés par des policiers lors de son arrestation, et le Gouvernement soutient que les policiers n’ont pas eu recours à la force contre le requérant.

35. Aussi, la Cour rappelle que le critère à employer aux fins de la Convention est celui de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » ; une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume‑Uni, 18 janvier 1978, § 161, série A no 25).

36. En l’occurrence, la Cour note que le 4 septembre 2005, le requérant a participé à une manifestation à la fin de laquelle il a été arrêté par les forces de l’ordre. Elle observe de surcroît qu’il n’est pas contesté par les parties que la police est intervenue de manière musclée afin de disperser le groupe des manifestants. À la suite de son arrestation, les 4 et 5 septembre 2005, le requérant a été examiné par des spécialistes dont les rapports médicaux décrivent les blessures du requérant. Devant les spécialistes, le requérant a affirmé qu’il avait été blessé par des coups de matraque des policiers lors de son arrestation. À cet égard, la Cour relève que les propos du requérant sont cohérents avec ses blessures. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que le requérant a produit des éléments suffisamment solides pour étayer sa version de l’incident. Il appartenait donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur les origines des blessures constatées et de produire les preuves faisant selon lui peser un doute sur les allégations de la victime, ce qu’il a manqué de faire. Dès lors, les blessures constatées peuvent donc être considérées comme résultant de la force employée par les policiers au cours de la manifestation.

37. La Cour constate que rien n’indique dans les faits de l’espèce que le requérant ait fait preuve d’une agressivité telle qu’il n’eût pu être maîtrisé que par le recours à la force. Elle estime en outre que la dispersion d’un rassemblement ne saurait suffire en soi à expliquer la gravité de coups portés au visage ou à la tête de manifestants.

38. Eu égard aux constats qui précèdent ainsi qu’aux rapports médicaux présentés, la Cour estime que le recours à la force en cause a été excessif et qu’il n’a pas été rendu strictement nécessaire par le comportement du requérant. Partant, la Cour conclut que la force utilisée dans la présente affaire était excessive et injustifiée.

39. Il s’ensuit qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.

2. Sur le caractère effectif des investigations menées

40. S’agissant d’abord de l’obligation pour les autorités nationales d’ouvrir et de mener une enquête effective, la Cour se réfère aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence dans les arrêts Batı et autres c. Turquie (nos 33097/96 et 57834/00, §§ 134-137, CEDH 2004‑IV (extraits)), Abdülsamet Yaman c. Turquie (no 32446/96, § 54, 2 novembre 2004), Khachiev et Akaïeva c. Russie (nos 57942/00 et 57945/00, § 177, 24 février 2005), Menecheva c. Russie (no 59261/00, § 67, CEDH 2006‑III), et Ciğerhun Öner c. Turquie (no 2) (no 2858/07, § 98, 23 novembre 2010).

41. Ensuite, la Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 102-103, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Ay c. Turquie, no 30951/96, §§ 59‑60, 22 mars 2005, et Şafak c. Turquie, no 38879/03, § 66, 25 janvier 2011). Cette enquête, à l’instar de celle résultant de l’article 2 de la Convention, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Labita, précité, § 131).

42. En l’espèce, la Cour constate que, à la suite de la plainte déposée par le requérant, le parquet a entendu neuf policiers sans leur poser de questions sur les allégations de mauvais traitements de l’intéressé. Elle note de plus que les autorités enquêtrices n’ont pas cherché à recueillir ou entendre la déposition du requérant, ni demandé une explication concernant les rapports médicaux présentés par ce dernier. Elle observe que le parquet a par conséquent rendu une ordonnance de non-lieu en concluant à l’absence de preuves démontrant que les policiers étaient les auteurs d’une « négligence dans l’exercice de leurs fonctions » et en considérant comme non convaincantes les déclarations du requérant. Elle note également que, bien que le requérant soutenait que le parquet n’avait pas effectué une enquête sur ses allégations de mauvais traitements, le recours formé contre cette ordonnance de non-lieu a été rejeté par la cour d’assises d’Istanbul pour absence de preuves démontrant que les faits reprochés aux policiers avaient été commis par ceux-ci.

43. La Cour est particulièrement frappée de la manière dont le parquet et la cour d’assises ont rejeté la plainte de l’intéressé, et ce sans se livrer à un véritable raisonnement juridique. Elle relève que les autorités n’ont pas cherché à justifier le degré de la force employée contre le requérant et que l’enquête pénale suivie en l’espèce n’a pas porté sur les allégations de mauvais traitements formulées par le requérant.

44. Dès lors, en l’espèce, la Cour conclut que les autorités n’ont pas conduit d’enquête effective à la suite de la plainte du requérant, méconnaissant ainsi l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

45. Invoquant les articles 5 § 3 et 6 § 2 de la Convention, le requérant se plaint de la durée excessive de sa détention provisoire.

La Cour estime opportun d’examiner ce grief uniquement sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

46. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. La finalité de cette règle est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit saisie (voir, parmi d’autres, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, § 15, CEDH 2002‑VIII, et Vučković et autres c. Serbie [GC], no 17153/11, §§ 69-74, 25 mars 2014).

47. La Cour rappelle de plus que l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit cependant que l’épuisement des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Un recours est effectif lorsqu’il est disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire lorsqu’il est accessible, est susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présente des perspectives raisonnables de succès. À cet égard, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation de recours internes (Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX, Sardinas Albo c. Italie (déc.), no 56271/00, CEDH 2004‑I (extraits), Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II, Conceição c. Portugal (déc.), no 74044/11, 29 mai 2012, et Vučković et autres c. Serbie, précité, §§ 69-74).

48. La Cour rappelle de surcroît qu’un recours visant la durée d’une détention provisoire au sens de l’article 5 § 3 de la Convention doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Gavril Yossifov c. Bulgarie, no 74012/01, § 40, 6 novembre 2008, et Knebl c. République tchèque, no 20157/05, § 55, 28 octobre 2010).

49. Elle estime cependant qu’il peut en aller différemment lorsque la détention provisoire est terminée.

50. À cet égard, en matière de privation de liberté, la Cour rappelle avoir déjà considéré dans l’affaire Demir c. Turquie ((déc.), no 51770/07, §§ 22‑35, 16 octobre 2012) que, lorsque la détention provisoire prenait fin, il convenait de vérifier si l’intéressé disposait d’un recours pouvant conduire d’une part à la reconnaissance du caractère déraisonnable de la durée de la détention provisoire et d’autre part à l’allocation d’une indemnité liée à ce constat. Elle rappelle avoir également précisé que si tel était le cas ce recours devait en principe être utilisé.

51. Dans l’affaire susmentionnée, la Cour avait noté que la détention provisoire de l’intéressé au sens de l’article 5 § 3 de la Convention avait pris fin avec sa condamnation en première instance et que cette condamnation était devenue définitive par l’arrêt de la Cour de cassation. Elle avait aussi relevé que, à partir de la date de l’arrêt de la Cour de cassation, le requérant aurait pu demander une indemnisation sur le fondement de l’article 141 du CPP, ce qu’il avait omis de faire. À la lumière de cette considération, la Cour avait par conséquent estimé que le requérant s’était trouvé dans l’obligation de saisir les juridictions internes d’une demande d’indemnisation fondée sur l’article 141 du CPP.

52. En l’espèce, la Cour observe que la détention provisoire du requérant s’est terminée le 20 mars 2007 par sa condamnation et que le pourvoi formé par l’intéressé a été rejeté par la Cour de cassation le 28 janvier 2008 : à cette dernière date, la condamnation du requérant était alors devenue définitive. La Cour constate que le requérant a cependant omis de demander une indemnisation sur le fondement de l’article 141 du CPP, soulignant qu’il se trouvait donc dans une situation identique à celle du requérant dans l’affaire Demir précitée.

53. En l’espèce, la Cour ne voit aucune raison en l’espèce de s’écarter de cette jurisprudence.

54. À la lumière de ce qui précède, la Cour rejette le grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

55. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, le requérant se plaint également de l’absence d’une voie de recours en droit interne qui lui aurait permis de faire valoir son droit à la liberté et à la sûreté en raison de l’absence d’audiences dans les procédures relatives aux recours en opposition contre les décisions de maintien en détention.

La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Glor c. Suisse, no 13444/04, § 48, CEDH 2009), estime opportun d’examiner ce grief uniquement sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention.

56. En l’espèce, la Cour relève que le 19 février 2007 et le 26 mars 2007, le requérant a formé deux oppositions respectivement contre les décisions de maintien en détention provisoire prononcées au cours des audiences dans lesquelles la partie requérante était présente. Le 28 février 2007 et le 6 avril 2007 respectivement, ces deux oppositions ont été écartées par la cour d’assises, et ce – comme l’indique effectivement l’intéressé – à l’issue d’examens sur dossier. Lorsque cette juridiction a adopté ses décisions, la dernière comparution du requérant devant des juges remontait seulement à quelques jours. De plus, la Cour estime que l’absence de comparution de l’intéressé dans le cadre des procédures en question n’a pas en soi porté atteinte au respect du principe de l’égalité des armes dans la mesure où aucune des parties n’a participé oralement auxdites procédures (voir, en ce sens, Altınok c. Turquie, no 31610/08, § 55, 29 novembre 2011).

57. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

58. Invoquant les articles 6 § 1 et 5 § 3 de la Convention, le requérant se plaint également de la durée de la procédure pénale engagée à son encontre.

La Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief uniquement sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention.

59. La Cour note que la période à prendre en considération a débuté le 4 septembre 2005, date de l’arrestation du requérant, et qu’elle s’est terminée le 28 janvier 2008 avec l’arrêt de la Cour de cassation. La durée de la procédure à prendre en compte a donc été de deux ans et cinq mois environ pour deux degrés de juridiction.

60. Compte tenu de la durée globale en cause et en l’absence de périodes d’inactivité significatives, la Cour estime, à la lumière de sa jurisprudence bien établie en la matière (Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, §§ 71-74, CEDH 1999‑II), que la durée de la procédure litigieuse n’a pas été excessive et qu’elle a répondu à l’exigence du « délai raisonnable » prévu à l’article 6 § 1 de la Convention.

61. Il s’ensuit que ce grief doit aussi être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 3 DE LA CONVENTION

62. Sur le terrain des articles 6 § 3 et 13 de la Convention, le requérant se plaint aussi de ne pas avoir disposé du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense devant la cour d’assises, au motif qu’il n’aurait pas eu la possibilité d’interroger certains témoins nécessaires à sa défense durant la procédure pénale engagée à son encontre. Par ailleurs, il dénonce l’absence d’investigations complémentaires qui, selon lui, a entaché le procès devant la cour d’assises d’iniquité.

Aux yeux de la Cour, il convient d’examiner ces griefs uniquement sous l’angle de l’article 6 § 3 d) de la Convention, ainsi libellé :

« 3. Tout accusé a droit notamment à :

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ; (...) »

63. La Cour rappelle d’abord que l’admissibilité des preuves relève au premier chef des règles du droit interne. La tâche assignée à la Cour par la Convention ne consiste pas à se prononcer sur le point de savoir si des dépositions de témoins ont été à bon droit admises comme preuves, mais à rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (voir, parmi beaucoup d’autres, Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, 23 avril 1997, § 50, Recueil 1997‑III). En particulier, il revient en principe aux juridictions nationales d’apprécier les éléments rassemblés par elles et la pertinence de ceux dont les accusés souhaitent la production ; l’article 6 § 3 d) de la Convention leur laisse toujours, en principe, le soin de juger de l’utilité d’une offre de preuve par témoins (Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, §§ 32-33, série A no 235‑B). Dès lors, il ne suffit pas à un accusé de se plaindre de ne pas avoir pu interroger certains témoins. Encore faut-il qu’il étaye sa demande d’audition de témoins en précisant l’importance et que cette audition soit nécessaire à la manifestation de la vérité (Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 29, CEDH 2003‑V). En particulier, lorsqu’une condamnation se fonde uniquement ou dans une mesure déterminante sur des dépositions faites par une personne que l’accusé n’a pu interroger ou faire interroger ni au stade de l’instruction ni pendant les débats, les droits de la défense peuvent se trouver restreints d’une manière incompatible avec les garanties de l’article 6 de la Convention (Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni [GC], nos 26766/05 et 22228/06, § 119, CEDH 2011).

64. En l’espèce, la Cour constate qu’il ressort du dossier, et en particulier des attendus de la cour d’assises, que le requérant a été condamné pour avoir transporté des produits explosifs et dangereux sans l’autorisation des autorités compétentes et pour avoir commis une infraction au nom d’une organisation illégale. Elle relève que les juridictions internes se sont livrées ainsi à une analyse approfondie et minutieuse des différents éléments de preuve qui présentaient une pertinence certaine pour l’appréciation et l’établissement des faits reprochés au requérant. Parmi ces éléments de preuve, la cour d’assises s’est fondée sur un élément matériel déterminant pour condamner le requérant, à savoir la saisie d’un sachet qui contenait quinze cocktails Molotov, de même que plusieurs témoins ont été entendus et que l’intéressé a eu la possibilité de contester les dépositions des témoins à charge. À cet égard, le requérant n’explique pas en quoi l’audition d’autres témoins ou une investigation complémentaire auraient été décisives pour la manifestation de la vérité. Par conséquent, la Cour estime que le refus d’entendre les témoins dans les circonstances de la présente affaire n’était pas en soi contraire à l’article 6 § 3 d) de la Convention.

65. Il s’ensuit que ce grief doit aussi être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages

67. Au titre des préjudices qu’il dit avoir subis, le requérant réclame 75 000 livres turques (TRY) (environ 26 200 euros (EUR)) pour dommage matériel et 100 000 TRY (environ 35 000 EUR) pour dommage moral.

68. Le Gouvernement estime que ces prétentions sont excessives.

69. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette la demande y afférente. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 10 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

70. Le requérant demande également 18 190 TRY (environ 6 350 EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. À titre de justificatif, il fournit le tarif horaire des avocats établi par le barreau d’Istanbul.

71. Le Gouvernement conteste cette demande.

72. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, et compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

73. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 10 000 EUR (dix mille euros), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 novembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-147872
Date de la décision : 13/11/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel);Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : CÜNEYT POLAT
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KANAR E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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