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25/07/2023 | FRANCE | N°22DA00147

France | France, Cour administrative d'appel de Douai, 3ème chambre, 25 juillet 2023, 22DA00147


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... A... a demandé au tribunal administratif de Lille de condamner l'Etat à lui verser la somme de 229 181,95 euros en réparation des préjudices qu'elle a subis du fait d'agissements d'un médecin militaire dont elle a été victime alors qu'elle était engagée volontaire dans l'armée de terre et de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 2009160 du 24 novembre 2021, le tribunal adm

inistratif de Lille a condamné l'Etat à verser à Mme A... une somme de 54 986,99...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... A... a demandé au tribunal administratif de Lille de condamner l'Etat à lui verser la somme de 229 181,95 euros en réparation des préjudices qu'elle a subis du fait d'agissements d'un médecin militaire dont elle a été victime alors qu'elle était engagée volontaire dans l'armée de terre et de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 2009160 du 24 novembre 2021, le tribunal administratif de Lille a condamné l'Etat à verser à Mme A... une somme de 54 986,99 euros, sous déduction de la provision d'un montant de 3 250 euros qui lui avait été accordée par le juge des référés de ce tribunal, et a mis à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés le 21 janvier 2022 et le 23 juin 2022, le ministre des armées demande à la cour de réformer le jugement attaqué en jugeant qu'en matière d'indemnisation des accidents de service, la faute personnelle d'un agent non dépourvue de tout lien avec le service ne peut pas engager la responsabilité de l'Etat employeur et que seule une faute dans l'organisation et le fonctionnement du service ouvre droit à une réparation intégrale, en réduisant à de plus justes proportions les montants alloués à Mme A... au titre de l'indemnisation de son déficit fonctionnel temporaire, et en ne lui allouant aucune indemnité au titre de la perte de gains professionnels futurs ou, à tout le moins, en ne lui allouant pas d'indemnité au-delà de la date du terme de son contrat.

Il soutient que :

- c'est à tort que le tribunal a estimé que la responsabilité de l'Etat était engagée à raison d'une faute personnelle, non dépourvue de tout lien avec le service, commise par l'un de ses agents, alors que seule une faute dans l'organisation et le fonctionnement du service était susceptible d'ouvrir au profit de Mme A..., sur le terrain de la responsabilité pour faute, un droit à une indemnité complémentaire de la pension d'invalidité qui lui a été octroyée ;

- l'indemnisation du déficit fonctionnel temporaire subi par Mme A... ne pouvait excéder la somme de 1 550 euros ;

- il n'existe aucune perte de gain professionnelle postérieure à la consolidation en lien direct avec les faits dont Mme A... a été victime ;

- en tout état de cause, Mme A... ne pouvait prétendre à l'indemnisation d'une perte de gains professionnels subie au-delà du terme de son contrat d'engagement, fixé au 4 mai 2015.

Par un mémoire en défense, enregistré le 1er juin 2022, Mme A..., représentée par Me Laurent Guilmain, conclut au rejet de la requête et demande, en outre, à la cour de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que les moyens soulevés par le ministre des armées ne sont pas fondés.

La procédure a été communiquée à la caisse nationale militaire de sécurité sociale qui n'a pas produit de mémoire.

Par une ordonnance du 23 juin 2022, la clôture de l'instruction a été fixée au 11 juillet 2022 à 12 h 00.

Les parties ont été informées, par courrier du 20 juin 2023, que l'arrêt à intervenir était susceptible d'être fondé sur un moyen d'ordre public tiré de ce que, le tribunal administratif de Lille, n'ayant pas statué sur la dévolution des frais d'expertise, a méconnu la règle, applicable même sans texte à toute juridiction administrative, qui lui impartit d'épuiser son pouvoir juridictionnel, de sorte qu'il y a lieu pour la cour d'annuler dans cette mesure le jugement attaqué, d'évoquer sur ce point et de statuer sur la charge des frais d'expertise.

Des observations en réponse à ce moyen d'ordre public, enregistrées le 23 juin 2023, ont été présentées par Mme A..., qui acquiesce à ce moyen d'ordre public.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la défense ;

- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Dominique Bureau, première conseillère,

- les conclusions de M. Nil Carpentier-Daubresse, rapporteur public,

- et les observations de Me Guilmain représentant Mme A....

Considérant ce qui suit :

1. Mme B... A..., engagée volontaire dans l'armée de terre depuis le 4 mai 2004, a atteint le grade caporal-chef et a été mutée, le 1er août 2010, au C... en qualité de secrétaire. Elle a bénéficié d'arrêts de travail répétés prescrits par des médecins civils entre le 27 avril 2012 et le 26 février 2013. Par un arrêté du 10 juin 2013, le ministre de la défense a placé Mme A... en congé de longue durée pour une première période de six mois à compter du 27 février 2013, renouvelée à deux reprises jusqu'au 26 mai 2014, en précisant que l'affection justifiant ce congé n'était " pas survenue à l'occasion ou du fait de ses fonctions ". Par un arrêté du 13 mai 2014, le ministre de la défense a rayé Mme A... des contrôles de l'armée pour inaptitude physique définitive, et l'a admise à faire valoir ses droits à pension de retraite. Acceptant, par un arrêté du 6 novembre 2017, de reconnaître l'imputabilité au service de la pathologie dont souffre Mme A..., le ministre de la défense lui a accordé une pension militaire d'invalidité. Mme A... a demandé au tribunal administratif de Lille de condamner l'Etat à lui verser, notamment, une indemnité complémentaire de cette pension militaire d'invalidité, en réparation du déficit fonctionnel temporaire et permanent, de la perte de gains professionnels actuels et futurs et de l'incidence professionnelle qu'elle estime avoir subis du fait de cet accident de service, constitué par des agissements commis à son encontre, au cours des mois d'août 2012 à avril 2013, par M. ..., médecin militaire, lors de visites médicales de contrôle auxquelles elle a dû se soumettre, et selon elle à l'origine de la dégradation de son état de santé.

2. Par un jugement du 24 novembre 2021, le tribunal administratif de Lille, faisant partiellement droit à la demande de Mme A..., a condamné l'Etat à lui verser, sous déduction de la provision de 3 250 euros accordée par une ordonnance du 27 août 2018 du juge des référés du tribunal administratif de Lille, une indemnité totale de 54 986,99 euros, comportant, d'une part, une somme de 2 000 euros au titre des souffrances morales, non réparées par la pension militaire d'invalidité, et d'autre part, une somme totale de 52 986,99 euros au titre d'un complément d'indemnisation du déficit fonctionnel temporaire et permanent, de la perte de gains professionnels actuels et futurs et de l'incidence professionnelle, que la pension militaire d'invalidité a pour objet de réparer. Le ministre des armées relève appel de ce jugement en ce qui concerne ces seuls postes de préjudice. A cet égard, il conteste le principe même de l'engagement de la responsabilité de l'Etat sur le terrain de la faute. Il conteste également le caractère indemnisable et l'évaluation par les premiers juges de certains de ces préjudices. Il doit ainsi être regardé comme demandant, à titre principal, l'annulation et, à titre subsidiaire, la réformation du jugement attaqué en tant que le tribunal a condamné l'Etat à verser à Mme A... un complément d'indemnisation des préjudices réparés par la pension militaire d'invalidité et en a fixé le montant à la somme de 52 986,99 euros.

Sur la régularité du jugement attaqué :

3. Il résulte des termes mêmes du jugement attaqué que le tribunal administratif de Lille a omis de statuer sur la charge définitive des frais de l'expertise ordonnée en référé par le président du même tribunal. Le tribunal a, ainsi, méconnu la règle, applicable même sans texte à toute juridiction administrative, qui lui impartit d'épuiser son pouvoir juridictionnel, de sorte qu'il y a lieu pour la cour d'annuler dans cette mesure le jugement attaqué, d'évoquer sur ce point et de statuer immédiatement sur la charge des frais d'expertise.

4. Il y a lieu, en revanche, de statuer dans le cadre et dans la limite de l'effet dévolutif de l'appel formé par le ministre sur les conclusions à fin d'indemnisation présentées par Mme A... devant le tribunal administratif de Lille.

Sur la responsabilité pour faute de l'Etat :

5. Aux termes de l'article L. 4123-2 du code de la défense : " Les militaires bénéficient des régimes de pensions ainsi que des prestations de sécurité sociale dans les conditions fixées par le code des pensions civiles et militaires de retraite, le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre et le code de la sécurité sociale. / (...) ". Aux termes de l'article L. 2 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, dont les dispositions ont été reprises depuis le 1er janvier 2017 à l'article L. 121-1 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre : " Ouvrent droit à pension : / (...) / 2° Les infirmités résultant de maladies contractées par le fait ou à l'occasion du service ; / 3° L'aggravation par le fait ou à l'occasion du service d'infirmités étrangères au service ; / (...) ".

6. Eu égard à la finalité qui lui est assignée par les dispositions de l'article L. 1 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, reprises depuis le 1er janvier 2017 à l'article L. 2 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, et aux éléments entrant dans la détermination de son montant, la pension militaire d'invalidité doit être regardée comme ayant pour objet de réparer, d'une part, les pertes de revenus et l'incidence professionnelle de l'incapacité physique et, d'autre part, le déficit fonctionnel, entendu comme l'ensemble des préjudices à caractère personnel liés à la perte de la qualité de la vie, aux douleurs permanentes et aux troubles ressentis par la victime dans ses conditions d'existence personnelles, familiales et sociales.

7. En instituant la pension militaire d'invalidité, le législateur a entendu déterminer forfaitairement la réparation à laquelle les militaires victimes d'un accident de service peuvent prétendre, au titre de l'atteinte qu'ils ont subie dans leur intégrité physique, dans le cadre de l'obligation qui incombe à l'Etat de les garantir contre les risques qu'ils courent dans l'exercice de leur mission. Toutefois, ces dispositions ne font notamment pas obstacle à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée contre l'Etat, dans le cas notamment où l'accident serait imputable à une faute de nature à engager sa responsabilité.

8. Pour déterminer si l'accident de service ayant causé un dommage à un militaire est imputable à une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat, de sorte que ce militaire soit fondé à engager une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale par l'Etat de l'ensemble du dommage, il appartient au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens, de rechercher si l'accident est imputable à une faute commise dans l'organisation ou le fonctionnement du service.

9. En l'espèce, par un jugement du 24 février 2016 du tribunal correctionnel de Lille, dont il n'est pas contesté qu'il est devenu définitif sur ce point, M. ..., médecin militaire, officier supérieur, a été reconnu coupable d'attouchements sexuels commis par surprise au cours d'examens médicaux réalisés dans l'exercice de ses fonctions sur quatre plaignantes, dont Mme A.... Eu égard à l'autorité de la chose jugée qui s'attache aux constations de faits par le juge pénal, la matérialité des agissements dont Mme A... a été la victime est établie, et n'est d'ailleurs pas contestée par le ministre des armées. La faute ainsi commise, en raison de sa gravité, présente le caractère d'une faute personnelle détachable du service. Une telle faute n'ouvre pas, par elle-même, au profit de Mme A..., un droit au versement d'une indemnité complémentaire de la pension militaire d'invalidité au titre des préjudices que cette pension a pour objet de réparer.

10. Il résulte, toutefois, de l'instruction, en particulier des éléments recueillis par les services de la gendarmerie nationale en juillet 2013, dans le cadre d'une enquête préliminaire, que les agissements répétés de M. ... à l'encontre de plusieurs militaires étaient connus de sa hiérarchie dès l'année 2008, alors qu'il était en poste au centre médical de .... Son supérieur hiérarchique s'était alors borné à le recevoir en entretien pour une mise en garde et à préconiser la présence d'un personnel féminin lorsqu'il recevrait des femmes en consultation. Il ne résulte pas de l'instruction que la mise en œuvre de cette mesure ait été contrôlée, ni poursuivie après la mutation de M. ... à ..., un an après son affectation à .... S'il résulte de l'instruction qu'à la suite de l'ouverture d'une procédure pénale à l'encontre de M. ... pour des faits de même nature, ce dernier a été suspendu de ses fonctions en février 2013, cette mesure n'est intervenue que près de cinq ans après que l'administration eut connaissance de ses agissements et postérieurement à ceux dont Mme A... a été victime. Au surplus, le jugement du 24 février 2016, mentionné au point précédent, relève que l'administration " n'a pas tiré toutes les conséquences des informations dont elle disposait ". Compte tenu de la nature, du caractère répété et de la gravité des agissements de M. ..., les mesures prises par l'autorité militaire en vue de prévenir leur réitération ont présenté un caractère insuffisant, constitutif d'une faute commise dans l'organisation et le fonctionnement du service. Cette faute ayant rendu possible les agissements dont M. ... s'est rendu coupable envers Mme A..., reconnus comme accident de service, celle-ci est fondée à demander à la condamnation de l'Etat à lui verser une indemnité complémentaire de la pension miliaire d'invalidité qui lui a été allouée au titre des préjudices que cette pension vise à réparer, si elle n'en assure pas la réparation intégrale.

Sur les préjudices dont la pension militaire d'invalidité a pour objet d'assurer la réparation :

11. Lorsqu'il est saisi de conclusions tendant au versement d'une indemnité complémentaire au titre des préjudices que la pension militaire d'invalidité a pour objet de réparer, il incombe au juge administratif de déterminer le montant total de ces préjudices, avant toute compensation par cette prestation, d'en déduire le capital représentatif de la pension et d'accorder à l'intéressé une indemnité égale au solde, s'il est positif.

En ce qui concerne la perte de gains professionnels futurs :

12. Par le jugement attaqué, le tribunal a estimé que Mme A... était en droit de se prévaloir d'une perte de gains professionnels, depuis la consolidation de son état de santé et jusqu'à la date théorique de son départ à la retraite, pour des montants respectifs de 31 763,88 euros, évalués à la date du jugement, et de 111 969, 85 euros pour la période postérieure à celui-ci.

13. En premier lieu, le ministre des armées soutient que, postérieurement à la date de consolidation de son état de santé, fixée au 21 avril 2014, Mme A... n'a subi aucune perte de gains professionnels en lien direct avec les agressions dont elle a été victime à partir du mois d'août 2012. Il fait valoir que, dans les conclusions de son rapport, l'expert désigné en référé par le président du tribunal administratif de Lille a relevé l'existence d'un état antérieur et qualifié de retour à cet état antérieur la situation médicale de l'intéressée au moment de la consolidation de son état.

14. Dans son rapport, l'expert a identifié l'existence chez Mme A... de troubles anxio-dépressifs, documentés dès l'année 2005, à l'issue de son retour d'une mission au Sénégal et qui ont justifié la prescription de traitements médicamenteux ainsi que des arrêts de travail depuis l'année 2009. L'état de santé de Mme A... antérieur aux agressions dont elle a été victime à partir du mois d'août 2012 est décrit par l'expert comme une " souffrance existentielle, répétée, sans réelle restriction de la capacité relationnelle ou rétrécissement de la liberté existentielle, qui a autorisé le maintien d'une relation à un juste degré d'adéquation des relations à autrui et aux situations, la projection dans l'avenir, la possibilité de contrôler ses actes et ses affects, bien qu'émaillée d'arrêts de travail, de proposition de traitement psychotrope anxio-sédatif et de suivi spécialisé ". L'expert a estimé que ces troubles entraînaient un déficit fonctionnel permanent de 15 %. L'expert a, par ailleurs, relevé que les agressions subies par Mme A... étaient directement à l'origine de l'apparition d'un syndrome de stress post- traumatique, caractérisé par " un trépied pathognomonique qui associe reviviscences, conduites d'évitement et hyperactivation neurovégétative ", dont il a constaté la persistance au cours de l'examen clinique réalisé le 21 juin 2017, plus de trois ans après la date de consolidation fixée au 21 avril 2014. Pour estimer que la consolidation, comprise comme la date à laquelle l'état de Mme A... peut être considéré stabilisé sans amélioration, ni aggravation prévisible, devait être considérée comme acquise à cette date, l'expert s'est fondé sur les conclusions d'un médecin psychiatre des hôpitaux des armées qui, à l'issue d'un examen réalisé le 21 janvier 2014, lors du renouvellement du congé de longue durée dont bénéficiait alors l'intéressée, avait relevé une " stabilisation de l'humeur qui permet un arrêt du traitement antidépresseur " et " une fragilité en particulier anxieuse qui incite à prolonger de trois mois l'arrêt maladie pour consolider l'amélioration ". A l'issue de l'examen clinique du 21 juin 2017, l'expert a précisé que l'ensemble des manifestations du syndrome de stress post-traumatique entraînaient une détresse cliniquement significative et une altération du fonctionnement professionnel et social et estimé que Mme A... subissait un déficit fonctionnel permanent total de 40 %, dont 25 % étaient imputables au syndrome de stress post-traumatique après déduction de la fraction de 15 % en lien avec son état antérieur. Enfin, en dehors du passage des conclusions du rapport d'expertise relatives à la date de consolidation, l'expert ne mentionne à aucun moment dans son rapport que celle-ci s'était manifestée par un retour à l'état antérieur, ce qui serait en contradiction avec l'ensemble des éléments analysés ci-dessus.

15. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent que, contrairement à ce que soutient le ministre, l'état de santé de Mme A..., rayée des contrôles de l'armée pour invalidité définitive par un arrêté du 13 mai 2014, après une période de congé de longue durée à demi-solde, ne permet pas d'exclure par principe que celle-ci ait subi une perte de revenus postérieure à cette consolidation et en lien direct avec les agressions dont elle a été victime.

16. Toutefois, il résulte également de la fiche de synthèse du dossier de Mme A... produite par le ministre, et il n'est pas contesté par l'intéressée, que son contrat d'engagement prenait fin le 3 mai 2015. Il ne résulte pas de l'instruction, en l'état du dossier, compte tenu notamment de l'apparition de troubles antérieurs à l'accident de service et de leur impact sur l'accomplissement de celui-ci, que Mme A... ait été privée d'une chance sérieuse d'obtenir le renouvellement de son engagement au-delà de son terme, ni de poursuivre ensuite sa carrière jusqu'à l'âge théorique de son admission à la retraite. Mme A... n'est donc en droit de prétendre à l'indemnisation de la perte de gains professionnels postérieurs à la consolidation que pour la période du 21 avril 2014 au 3 mai 2015.

17. S'agissant de l'évaluation de ce poste de préjudice, Mme A... a déclaré au titre de ses revenus imposables, dans la catégorie des " salaires et assimilés ", la somme de 10 320 euros. Elle avait perçu une solde de 1 323 euros au titre du mois de janvier 2014, de 754,54 euros au titre de février 2014, de 754,13 euros au titre de mars 2014 et de 752,89 euros au titre du mois d'avril 2014, dont les deux tiers doivent être regardés comme se rapportant à la fraction de ce mois antérieur à la date de consolidation, fixée au 21 avril 2014. Elle a donc perçu des revenus de cette nature de 6 986,34 euros durant les huit mois et un tiers correspondant à la fraction de l'année 2014 postérieure à la consolidation. Pour l'année 2015, Mme A... a déclaré dans la même catégorie de revenus la somme de 4 052 euros, dont le tiers, soit 1 013 euros doit être regardé comme se rapportant aux revenus perçus durant la période antérieure au 3 mai 2015, date du terme de son contrat d'engagement. Ainsi, durant la période de douze mois et un tiers comprise entre la date de consolidation et celle de la fin théorique du contrat d'engagement, Mme A... a perçu des salaires ou assimilés d'un montant total de 7 999,34 euros. En tenant compte d'une solde moyenne de référence de 1 487 euros, correspondant à la moyenne mensuelle perçue durant chacune des deux années précédant les agressions, Mme A... aurait dû percevoir durant cette même période la somme de 18 334,71 euros, soit une perte de gains professionnels postérieure à la consolidation indemnisable de 10 335,37 euros.

En ce qui concerne le déficit fonctionnel temporaire :

18. Le ministre des armées conteste l'évaluation par les premiers juges à la somme de 6 198 euros du déficit fonctionnel temporaire subi par Mme A... et qui, selon lui, doit être évalué à 1 550 euros. L'expert a estimé que, du fait du syndrome de stress post-traumatique résultant des agressions dont elle avait été victime à partir du mois d'août 2012, Mme A... a subi une gêne temporaire " de classe 2 " jusqu'à la date de consolidation de son état de santé, fixée au 21 avril 2014. Compte tenu des symptômes décrits par l'expert avant la stabilisation de l'humeur de l'intéressée ayant permis de regarder son état comme consolidé, il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en l'évaluant, sur la base d'un déficit fonctionnel temporaire de 30 %, à 2 500 euros.

En ce qui concerne le montant total des préjudices que la pension militaire d'invalidité a pour objet de réparer et du droit de Mme A... à recevoir indemnisation complémentaire :

19. D'une part, il résulte de ce qui a été dit aux trois points précédents que la perte de gains professionnels futurs, postérieure à la consolidation et le déficit fonctionnel temporaire, en lien direct avec l'accident de service et dont Mme A... est fondée à se prévaloir, doivent être évalués aux sommes respectives de 10 335,37 euros et de 2 500 euros. Le ministre des armées ne conteste, par ailleurs, ni le caractère indemnisable de la perte de gains professionnels actuels (avant consolidation), du déficit fonctionnel permanent (après consolidation) et de l'incidence professionnelle au titre desquels le tribunal administratif de Lille a accordé à Mme A... une indemnisation complémentaire, ni leur évaluation par les premiers juges aux sommes respectives de 6 469,90 euros, 50 000 euros et 20 000 euros. Ainsi, le montant total des préjudices subis par Mme A... et que la pension militaire d'invalidité a pour objet de réparer s'élève à la somme de 89 305,27 euros.

20. D'autre part, il résulte de l'instruction que Mme A... a bénéficié d'arrérages de pension militaire d'invalidité à hauteur de 15 856,03 euros servis entre le 17 octobre 2015 et le 28 août 2021 et bénéficie au même titre d'un capital représentatif de 157 558,61 euros, soit un montant total de 173 414,64 euros, supérieur à la somme de 89 305,27 euros déterminée au point précédent.

21. Il résulte de ce qui a été dit aux deux points précédents que Mme A... n'est en droit de prétendre à aucune indemnisation complémentaire des préjudices que la pension militaire d'invalidité a pour objet de réparer.

22. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre des armées est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Lille a condamné l'Etat à verser à Mme A... la somme de 52 986,99 euros au titre d'un complément d'indemnisation des préjudices que la pension militaire d'invalidité a pour objet de réparer. L'annulation, dans cette mesure, du jugement attaqué, ne remet pas en cause le jugement en tant qu'il condamne l'Etat à verser à Mme A..., sous déduction de la provision de 3 250 euros mise à la charge de l'Etat par l'ordonnance de du 27 août 2018 du juge des référés du tribunal administratif de Lille, une somme de 2 000 euros en réparation de ses souffrances morales, que la pension militaire d'invalidité n'a pas pour objet de réparer, et qui n'est pas contestée en appel par le ministre des armées.

Sur les dépens de l'instance devant le tribunal administratif de Lille, constitués par les frais d'expertise :

23. Aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagée entre les parties (...) ".

24. En application de ces dispositions, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat, dont la condamnation au paiement à Mme A... d'une indemnité de 2 000 euros au titre des souffrances morales éprouvées par cette dernière n'est pas remise en cause devant la cour, les frais d'expertise, taxés et liquidés à la somme de 1 378 euros TTC par une ordonnance du 23 octobre 2017 du président du tribunal administratif de Lille.

Sur les frais liés au litige d'appel :

25. Aux termes de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : " Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation ".

26. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que les frais non compris dans les dépens, exposés par Mme A... devant la cour, soient mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance.

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement n° 2009160 du 24 novembre 2021 du tribunal administratif de Lille est annulé en tant qu'il condamne l'Etat à verser à Mme A... la somme de 52 986,99 euros au titre de l'indemnisation du déficit fonctionnel temporaire et permanent, de la perte de gains professionnels actuels et futurs et de l'incidence professionnelle que la pension militaire d'invalidité a pour objet de réparer. La demande présentée par Mme A... en première instance est rejetée en ce qu'elle tend à l'indemnisation de ces mêmes préjudices.

Article 2 : Le jugement n° 2009160 du 24 novembre 2021 du tribunal administratif de Lille est annulé en tant qu'il omet de se prononcer sur la charge des frais d'expertise. Les frais d'expertise, taxés et liquidés à la somme de 1 378 euros TTC par une ordonnance du 23 octobre 2017 du président du tribunal administratif de Lille sont mis à la charge de l'Etat.

Article 3 : Les conclusions présentées devant la cour par Mme A... sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au ministre des armées et à Mme B... A....

Délibéré après l'audience publique du 4 juillet 2023 à laquelle siégeaient :

- Mme Ghislaine Borot, présidente de chambre,

- Mme Dominique Bureau, première conseillère,

- M. Frédéric Malfoy, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 25 juillet 2023.

La rapporteure,

Signé : D. Bureau La présidente de chambre,

Signé : G. Borot

La greffière,

Signé : A.S. Villette La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

Pour expédition conforme,

La greffière,

A.S. Villette

2

N°22DA00147


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Douai
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 22DA00147
Date de la décision : 25/07/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme Borot
Rapporteur ?: Mme Dominique Bureau
Rapporteur public ?: M. Carpentier-Daubresse
Avocat(s) : ANGLE DROIT AVOCATS

Origine de la décision
Date de l'import : 10/08/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.douai;arret;2023-07-25;22da00147 ?
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