La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

10/10/2023 | FRANCE | N°22DA01914

France | France, Cour administrative d'appel de Douai, 2ème chambre, 10 octobre 2023, 22DA01914


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société par actions simplifiée (SAS) " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " et la société anonyme (SA) " Allianz IARD ", subrogée dans les droits de la première, ont demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner l'Etat à leur verser respectivement des sommes de 12 154 euros et 267 467,23 euros en réparation des préjudices qu'elles estiment avoir subis du fait des attroupements de " Gilets Jaunes " ayant perturbé l'exploitation du centre commercial E. Leclerc situé dans l

a commune du Neubourg (Eure).

Par un jugement n° 2002112 du 7 juillet 2022,...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société par actions simplifiée (SAS) " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " et la société anonyme (SA) " Allianz IARD ", subrogée dans les droits de la première, ont demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner l'Etat à leur verser respectivement des sommes de 12 154 euros et 267 467,23 euros en réparation des préjudices qu'elles estiment avoir subis du fait des attroupements de " Gilets Jaunes " ayant perturbé l'exploitation du centre commercial E. Leclerc situé dans la commune du Neubourg (Eure).

Par un jugement n° 2002112 du 7 juillet 2022, le tribunal administratif de Rouen a condamné l'Etat à verser à la SA " Allianz IARD " la somme de 266 667,72 euros au titre des préjudices subis et a rejeté le surplus des conclusions des sociétés requérantes.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 9 septembre 2022 et 23 janvier 2023, le préfet de l'Eure demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement en ce qu'il condamne l'Etat à indemniser la SA " Allianz IARD " au titre de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure ;

2°) de rejeter la demande présentée à ce titre par la SA " Allianz IARD " et la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " en première instance.

Il soutient que :

- ainsi que les premiers juges l'ont retenu à raison, les conclusions présentées en première instance par la SA " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser une somme de 12 154 euros étaient irrecevables en l'absence de liaison du contentieux ; la demande préalable formée par la SA " Allianz IARD " le 4 décembre 2019 n'a à cet égard pas pu lier le contentieux sur ce point dès lors que cette société ne justifie pas d'un mandat l'autorisant à agir au nom et pour le compte de la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " à concurrence de cette somme et dès lors que l'action subrogatoire d'un assureur n'est recevable que dans la limite des sommes qu'ils a versées à son assuré ;

- les conditions d'engagement de la responsabilité sans faute de l'Etat prévue à l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure ne sont pas réunies ;

- d'une part, les dommages invoqués procèdent d'actions préméditées et organisées par des groupes structurés à cette seule fin et ne sauraient dès lors être regardés comme étant le fait d'un attroupement ou d'un rassemblement au sens des dispositions précitées ;

- d'autre part, les délits d'entrave à la circulation ou à la liberté du travail ou les dégradations que les sociétés invoquent soit ne sont pas établis, soit n'ont pas été commis à force ouverte ou par violence ;

- de tierce part, il n'existe pas de lien suffisamment direct et certain entre les actions délictuelles commises par les participants à ces supposés attroupements et rassemblements et les préjudices invoqués, en particulier les pertes d'exploitation, les pertes de produits frais et les frais de gardiennage ;

- les conditions d'engagement de la responsabilité sans faute de l'Etat du fait d'une rupture d'égalité devant les charges publiques ne sont pas davantage réunies ;

- d'une part, aucune carence ou abstention de l'Etat dans l'exercice de ses pouvoirs de police et dans le rétablissement de l'ordre public ne peut être caractérisée en l'espèce, alors que les sociétés requérantes n'ont elles-mêmes saisi le préfet de l'Eure que cinq jours avant la fin des barrages ;

- d'autre part, les préjudices invoqués, qui résultent des difficultés d'accès ayant affecté le centre commercial sur un total de seulement quatre jours et qui sont comparables à celles rencontrées par de nombreux autres centres commerciaux sur le territoire national, ne présentent ni un caractère anormal, ni un caractère spécial.

Par un mémoire en défense, enregistré le 29 novembre 2022, la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " et la SA " Allianz IARD ", représentées par Me Bénédicte Esquelisse, concluent :

1°) au rejet de la requête d'appel ;

2°) par la voie de l'appel incident, à la réformation du jugement en ce qu'il a rejeté comme irrecevables les conclusions tendant à la condamnation de l'Etat à verser une somme de 12 154 euros à la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " et à ce qu'il soit fait droit à cette demande ;

3°) à ce que le paiement d'une somme de 2 000 euros soit mis à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elles font valoir que :

- contrairement à ce qu'ont retenu les premiers juges, leurs conclusions tendant à ce que l'Etat verse à la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " une somme 12 154 euros en réparation de la franchise restée à sa charge n'étaient pas irrecevables pour défaut de liaison du contentieux dès lors que la SA " Allianz IARD ", par son courrier du 19 novembre 2019 mentionnant cette somme, doit être regardée comme ayant formé une réclamation préalable au nom et pour le compte de son assurée ;

- les conditions d'engagement de la responsabilité sans faute de l'Etat prévue à l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure sont réunies ; les faits à l'origine de la présente procédure sont constitutifs des délits d'entrave à la circulation et à la liberté du travail et de dégradations volontaires ; dès lors qu'ils ont été commis par des personnes qui se sont regroupées spontanément et en dehors de tout cadre organisé ou structuré, ils doivent être regardés comme étant le fait d'attroupements et de rassemblements ; les préjudices invoqués sont en lien direct et certain avec les faits litigieux ;

- à titre subsidiaire, la responsabilité de l'Etat est engagée sur le terrain de la responsabilité sans faute pour rupture d'égalité devant les charges publiques dès lors qu'il a fait le choix de laisser les manifestants occuper les ronds-points et bloquer le centre commercial et dès lors que les préjudices qu'elles ont subis présentent, du fait de la répétition des faits en litige, un caractère anormal et spécial ;

- la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " a subi des pertes d'exploitation pour un montant de 230 931 euros et des dommages matériels, à savoir la perte de produits frais et des frais de gardiennage, pour un montant total de 35 788 euros ; la SA " Allianz IARD " a procédé au versement d'une indemnité de 254 565 euros et s'est acquittée de frais d'experts pour un montant de 12 902,23 euros ; la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " a en outre supporté une franchise d'assurance de 12 154 euros.

Par ordonnance du 3 janvier 2023, la date de clôture de l'instruction a été fixée au 26 janvier 2023 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la route ;

- le code de la sécurité intérieure ;

- le code des assurances ;

- le code pénal ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Guillaume Toutias, premier conseiller,

- les conclusions de Mme Caroline Regnier, rapporteure publique,

- et les observations de M. A... C... et Mme D... B..., représentant le préfet de l'Eure.

Considérant ce qui suit :

1. La SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " exploite un centre commercial de la marque " E. Leclerc ", situé route de Louviers au Neubourg (Eure). En novembre 2018, des opérations de blocage et filtrage de la circulation automobile, organisées par des manifestants au niveau du rond-point donnant accès au centre commercial, a, selon les jours, empêché ou restreint l'accès des automobilistes. La SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " a reçu de son assureur, la SA " Allianz IARD ", une indemnisation d'un montant total de 254 565 euros au titre des pertes d'exploitation qu'elle a subies et de ses autres préjudices matériels tandis qu'une franchise de 12 154 euros est restée à sa charge. Par un courrier du 19 novembre 2019, la SA " Allianz IARD ", subrogée dans les droits de son assurée, a demandé au préfet de l'Eure le versement d'une somme totale de 279 621,23 euros en réparation des préjudices subis par elle-même et son assurée, la responsabilité de l'Etat étant selon elle engagée sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure ou, à tout le moins, de la rupture d'égalité devant les charges publiques. Le préfet de l'Eure a opposé un refus à cette demande par un courrier du 13 février 2020.

2. Par un jugement du 7 juillet 2022, le tribunal administratif de Rouen, saisi par la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " et la SA " Allianz IARD ", a condamné l'Etat à verser à la SA " Allianz IARD " la somme de 266 667,72 euros et a rejeté le surplus des conclusions de leur requête. Le préfet de l'Eure relève appel de ce jugement en tant qu'il a condamné l'Etat à indemniser la SA " Allianz IARD ". En défense, la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " et la SA " Allianz IARD " forment appel incident en tant que le jugement a rejeté le surplus de leurs conclusions, en particulier celles tendant à la condamnation de l'Etat à indemniser en outre la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier ", et demandent à la cour de faire droit à ces dernières.

Sur la régularité du jugement attaqué :

3. D'une part, aux termes de l'article L. 121-12 du code des assurances : " L'assureur qui a payé l'indemnité d'assurance est subrogé, jusqu'à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de l'assuré contre les tiers qui, par leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l'assureur. / (...) ". Il résulte de ces dispositions que la subrogation légale de l'assureur dans les droits et actions de l'assuré, prévue par l'article L. 121-12 du code des assurances, est subordonnée au seul paiement à l'assuré de cette indemnité en exécution du contrat d'assurance, et ce dans la limite de la somme versée. D'autre part, aux termes de l'article L. 127-1 du code des assurances : " Est une opération d'assurance de protection juridique toute opération consistant, moyennant le paiement d'une prime ou d'une cotisation préalablement convenue, à prendre en charge des frais de procédure ou à fournir des services découlant de la couverture d'assurance, en cas de différend ou de litige opposant l'assuré à un tiers, en vue notamment de défendre ou représenter en demande l'assuré dans une procédure civile, pénale, administrative ou autre ou contre une réclamation dont il est l'objet ou d'obtenir réparation à l'amiable du dommage subi ".

4. Si la subrogation légale prévue par l'article L. 121-12 du code des assurances permettait à la SA " Allianz IARD " de rechercher la responsabilité de tout tiers responsable du dommage subi par son assurée, la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier ", pour obtenir l'indemnisation de la somme de 254 565 euros qu'elle justifie lui avoir versée en application du contrat multirisque conclu entre elles ainsi que des frais d'expertise de 12 902,23 euros dont elle s'est acquittée dans le cadre de la procédure et qui constitue un préjudice financier qui lui est propre, en revanche elle ne lui donnait pas par elle-même mandat pour obtenir réparation de la somme de 12 154 euros restée à la charge de la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " au titre de la franchise contractuelle, qui constitue un préjudice propre à cette dernière. Il ne résulte pas de l'instruction que la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " ait par ailleurs donné mandat en ce sens à la SA " Allianz IARD ", que ce soit par les stipulations contractuelles auxquelles elle a souscrit ou par un acte exprès. En particulier, il n'est pas établi que les stipulations contractuelles relatives à la garantie " protection et recours " incluse dans le contrat multirisque qui les lie aient cet objet et cet effet. Quant à la quittance d'indemnisation définitive signée le 3 mai 2019 par la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier ", elle ne comporte aucune mention relative à la franchise d'assurance et à son devenir.

5. Il s'ensuit que la SA " Allianz IARD " ne justifiait d'aucun mandat de la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " pour chercher à obtenir indemnisation auprès de tout tiers responsable de la somme de 12 154 euros restée à la charge de cette dernière en application de la franchise contractuelle. La circonstance tirée de ce que cette somme a été mentionnée dans la demande indemnitaire préalable que la SA " Allianz IARD " a adressée au préfet de l'Eure le 19 novembre 2019 n'était donc pas de nature à lier le contentieux sur ce point, en l'absence de toute autre démarche effectuée directement par la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier ". Dès lors, c'est sans entacher leur jugement d'irrégularité que les premiers juges, accueillant la fin de non-recevoir opposée par le préfet de l'Eure, ont rejeté comme irrecevables les conclusions de la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 12 154 euros. Par suite, les sociétés appelantes ne sont pas fondées à soutenir le contraire et leurs conclusions d'appel incident sur ce point doivent être rejetées.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat au titre de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure :

6. Aux termes de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : " L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. / (...) ". L'application de ces dispositions est subordonnée à la condition que les dommages dont l'indemnisation est demandée résultent de manière directe et certaine de crimes ou de délits déterminés commis par des rassemblements ou attroupements précisément identifiés. En outre, ne peuvent être regardés comme étant le fait d'un attroupement ou rassemblement au sens de ces dispositions les actes délictuels ne procédant pas d'une action spontanée dans le cadre ou le prolongement d'un attroupement ou rassemblement mais d'une action préméditée et organisée par un groupe structuré à seule fin de les commettre.

7. Aux termes de l'article L. 412-1 du code la route : " Le fait, en vue d'entraver ou de gêner la circulation, de placer ou de tenter de placer, sur une voie ouverte à la circulation publique, un objet faisant obstacle au passage des véhicules ou d'employer, ou de tenter d'employer un moyen quelconque pour y mettre obstacle, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 4 500 euros d'amende. / (...) ". Aux termes de l'article 322-1 du code pénal : " I.- La destruction, la dégradation ou la détérioration d'un bien appartenant à autrui est punie de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende, sauf s'il n'en est résulté qu'un dommage léger. / (...) ". Aux termes de l'article 431-1 du même code : " Le fait d'entraver, d'une manière concertée et à l'aide de menaces, l'exercice de la liberté (...) du travail, d'association (...) est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. / (...) / Le fait d'entraver, d'une manière concertée et à l'aide de coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations au sens du présent code, l'exercice d'une des libertés visées aux alinéas précédents est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ".

8. Il résulte de l'instruction, notamment des constats d'huissier établis à la demande de la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " et des différents articles de presse régionale produits par chacune des parties, qu'à compter du 16 novembre 2018 et jusqu'au 2 décembre 2018, des opérations de blocage ou de filtrage de la circulation automobile ont été organisées, sur le territoire de la commune du Neubourg, au niveau du rond-point de la route départementale 840 donnant accès notamment au centre commercial exploité par la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " sous l'enseigne " E. Leclerc ". Ces opérations, qui ont, selon les jours, empêché, limité ou dissuadé l'accès automobile au centre commercial, ont entraîné, sur cette période, une baisse de fréquentation du centre commercial et de ses différentes enseignes par la clientèle.

9. Toutefois, il résulte également de l'instruction que ces opérations s'inscrivent dans le contexte du mouvement national de contestation dit E... ", né en novembre 2018 en réaction notamment à la hausse du prix des carburants. Bien que n'étant pas porté par un groupe ou une structure préexistante identifiable, ce mouvement de contestation s'est structuré, au moyen notamment des réseaux sociaux, en vue en particulier de monter des opérations concertées et coordonnées de barrages routiers, constitutives par elles-mêmes du délit d'entrave à la circulation réprimé à l'article L. 412-1 du code de la route cité au point 7. Dans le cas particulier de la commune du Neubourg, il résulte de l'instruction, notamment des articles de presse locale produits par les parties, que l'occupation du rond-point sur la route départementale 840 ainsi que le blocage ou filtrage de l'accès automobile au centre commercial dont la gestion est assurée par la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " ont été programmés plus de dix jours auparavant. Les instigateurs de l'opération en ont même préalablement informé la population, au travers en particulier de la distribution de tracts sur le marché de la commune le 7 novembre 2018 ainsi que par la tenue d'une réunion publique le 10 novembre suivant. Il s'ensuit que ces opérations ne procèdent pas d'une simple action spontanée dans le cadre ou le prolongement d'un mouvement national de contestation mais présentent un caractère prémédité et ont été organisées par un groupe structuré à seule fin de commettre le délit d'entrave à la circulation. Elles ne sauraient donc être regardées comme le fait d'un attroupement ou d'un rassemblement au sens des dispositions précitées de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.

10. De plus, il ne résulte pas de l'instruction que ces opérations auraient été le théâtre de la commission d'autres délits. En particulier, si la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " et la SA " Allianz IARD " soutiennent que les participants aux opérations de blocage et de filtrage se sont rendus coupables du délit d'entrave à la liberté du travail puni par l'article 431-1 du code pénal, il n'est pas établi que les salariés des enseignes du centre commercial considéré auraient été empêchés d'accéder à leur lieu de travail ou que le fonctionnement des commerces, dont il ressort des pièces comptables produites qu'ils ont continué à enregistrer un résultat tout au long de la période, aurait été perturbé par l'absence de leurs salariés. Également, les inscriptions sur deux panneaux commerciaux invoquées par la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " et la SA " Allianz IARD ", dont aucun élément du dossier ne vient établir les circonstances dans lesquelles elles ont été commises ni leurs auteurs, ne sont pas suffisantes pour caractériser une dégradation volontaire au sens de l'article 322-1 du code pénal et pour regarder le délit comme caractérisé.

11. Dans ces conditions, la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " et la SA " Allianz IARD " ne sont pas fondées à rechercher la responsabilité sans faute de l'Etat sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.

En ce qui concerne la responsabilité sans faute de l'Etat pour rupture d'égalité devant les charges publiques :

12. D'une part, lorsque le dommage invoqué a été causé à l'occasion d'une série d'actions concertées ayant donné lieu sur l'ensemble du territoire ou une partie substantielle de celui-ci à des crimes ou délits commis par plusieurs attroupements ou rassemblements et que les conditions d'application de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure ne sont pas réunies, la responsabilité de l'Etat peut être engagée sur le fondement des principes généraux du droit de la responsabilité sans faute si le dommage indemnisable présente le caractère d'un préjudice anormal et spécial. D'autre part, les dommages résultant du fait de l'abstention de l'autorité administrative compétente de prendre les mesures nécessaires pour rétablir l'ordre ne peuvent, lorsque cette abstention n'est pas fautive, engager la responsabilité de cette autorité que si cette abstention a été directement à l'origine d'un dommage anormal et spécial.

13. Ainsi qu'il a été dit au point 9, il résulte de l'instruction que l'occupation du rond-point sur la route départementale 840 dans la commune du Neubourg ainsi que le blocage ou le filtrage de l'accès automobile au centre commercial dont la gestion est assurée par la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " s'inscrivent dans un ensemble de manifestations et d'actions de même nature menées à la fin de l'année 2018 sur l'ensemble du territoire et qui ont notamment eu une incidence sur de nombreux commerces dans des zones commerciales ou des centres-villes. Les sociétés requérantes n'apportent aucun élément de nature à établir que la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " aurait subi un préjudice différent de celui qu'ont subi d'autres entreprises, notamment de la grande distribution, du fait des actions menées dans le cadre de ce mouvement. En outre, si les documents comptables qu'elles produisent établissent certes la baisse de fréquentation du centre commercial sur une partie de cette période ainsi que des résultats de ses différentes enseignes, sur quelques jours précisément identifiés, elles ne justifient ni que cela aurait eu un impact significativement négatif sur leurs résultats annuels ni que cela aurait compromis leur survie ou contraint leur développement. Ainsi, elles n'établissent pas le caractère anormal et spécial du dommage allégué.

14. Dans ces conditions, la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " et la SA " Allianz IARD " ne sont pas davantage fondées à rechercher la responsabilité sans faute de l'Etat sur ce fondement.

15. Il résulte de tout ce qui précède que le préfet de l'Eure est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, l'Etat a été condamné à verser une somme de 266 667,72 euros à la SA " Allianz IARD ". Il s'ensuit que, d'une part, le jugement attaqué doit être annulé dans cette mesure et, d'autre part, les conclusions présentées en ce sens par la SA " Allianz IARD " en première instance doivent être rejetées.

Sur les frais liés au litige :

16. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme que la SA " Allianz IARD " et la SAS " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " demandent au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens.

DÉCIDE :

Article 1er : L'article 1er du jugement n° 2002112 du 7 juillet 2022 du tribunal administratif de Rouen est annulé.

Article 2 : Les conclusions de la demande présentée par la SA " Allianz IARD " devant le tribunal administratif de Rouen tendant à ce que l'Etat soit condamné à lui verser une somme de 267 467,23 euros sont rejetées.

Article 3 : Les conclusions d'appel des parties sont rejetées pour le surplus.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'intérieur et des outre-mer, à la société par actions simplifiée " Société de distribution du Neubourg et de l'Ecalier " et à la société anonyme " Allianz IARD ".

Copie en sera adressée au préfet de l'Eure.

Délibéré après l'audience publique du 27 septembre 2023 à laquelle siégeaient :

- M. Thierry Sorin, président de chambre,

- M. Marc Baronnet, président-assesseur,

- M. Guillaume Toutias, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 10 octobre 2023.

Le rapporteur,

Signé : G. ToutiasLe président de chambre,

Signé : T. Sorin

La greffière,

Signé : A.S. Villette

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

Pour expédition conforme,

La greffière

Anne-Sophie Villette

2

N°22DA00140


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Douai
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 22DA01914
Date de la décision : 10/10/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. Sorin
Rapporteur ?: M. Guillaume Toutias
Rapporteur public ?: Mme Regnier
Avocat(s) : SCP SOULIE ET COSTE-FLORET

Origine de la décision
Date de l'import : 15/10/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.douai;arret;2023-10-10;22da01914 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award