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28/01/2021 | FRANCE | N°19LY01456

France | France, Cour administrative d'appel de Lyon, 6ème chambre, 28 janvier 2021, 19LY01456


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La Compagnie nationale du Rhône (CNR) a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner la société Electricité de France (EDF) à lui verser une indemnité de 3 643 806,52 euros à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal, et à lui rembourser la somme de 20 311,42 euros au titre des frais d'expertise.

Par un jugement n° 1105006 du 31 décembre 2014, le tribunal administratif de Grenoble a condamné la société EDF à lui verser une indemnité de 744 379,15 euros, av

ec intérêts au taux légal à compter du 22 septembre 2011, et a mis à la charge de la soci...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La Compagnie nationale du Rhône (CNR) a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner la société Electricité de France (EDF) à lui verser une indemnité de 3 643 806,52 euros à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal, et à lui rembourser la somme de 20 311,42 euros au titre des frais d'expertise.

Par un jugement n° 1105006 du 31 décembre 2014, le tribunal administratif de Grenoble a condamné la société EDF à lui verser une indemnité de 744 379,15 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 22 septembre 2011, et a mis à la charge de la société EDF les frais d'expertise, liquidés et taxés à la somme de 20 311,42 euros.

Par un arrêt n° 15LY00778 du 27 avril 2017, la cour administrative d'appel de Lyon a, sur appel de la société EDF, annulé ce jugement, rejeté la demande de première instance de la société CNR et mis à sa charge les frais d'expertise, et rejeté les conclusions d'appel incident de cette dernière.

Par une décision n° 411961 du 10 avril 2019, le Conseil d'Etat a annulé l'arrêt n°15LY00778 du 27 avril 2017 et a renvoyé l'affaire devant la cour administrative d'appel de Lyon, qui l'a enregistrée sous le n° 19LY01456.

Procédure devant la cour :

Par trois mémoires, enregistrés les 22 mai 2019, 18 octobre 2019 et 5 février 2020, la compagnie nationale du Rhône, représentée par Me A..., demande à la cour :

1°) de réformer l'article 1er du jugement du tribunal administratif de Grenoble en date du 31 décembre 2014 ;

2°) de condamner EDF à lui verser la somme de 3 643 806,52 euros à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter de la date de l'enregistrement de la requête indemnitaire le 15 septembre 2011 ;

3°) de condamner EDF à lui verser la somme de 20 311,42 euros au titre des frais d'expertise ;

4°) de condamner EDF à lui verser la somme de 10 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le lundi 26 mai 2008, EDF a saisi l'opportunité d'une crue de l'Isère pour déclencher la chasse de deux millions de tonnes de sédiments stockées dans la retenue du barrage de Saint-Egrève puis, le 2 juin suivant, celle de cinq aménagements de la basse Isère ; cet apport de 3,7 millions de tonnes de sédiments dans le Rhône a provoqué l'envasement de ses propres aménagements, ce qui a eu des conséquences lourdes pour leur exploitation ; sa réclamation du 18 juin 2008, réitérée les 26 novembre 2008 et 17 février 2009, a été expressément rejetée par EDF selon lettre du 19 février 2009 ; par ordonnance du 5 août 2009, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a ordonné une expertise dont le rapport a été déposé le 30 juin 2011 ; sa nouvelle réclamation du 19 juillet 2011 s'est vue opposer un refus d'EDF le 28 juillet suivant ;

- la clause de renonciation à recours découlant de l'alinéa 3 de l'article 56-4 des conditions générales d'exploitation n'est pas applicable car ce protocole opérationnel du 4 septembre 2001 conclu avec EDF a pris fin le 31 décembre 2005 au vu de l'article 56-5 et l'article spécifique portait sur les eaux de l'Arve en vue de l'approvisionnement de la centrale nucléaire du Bugey ;

- la responsabilité d'EDF est engagée pour dommage accidentel comme en a décidé le Conseil d'Etat ; le lien de causalité entre ses préjudices et les chasses effectuées le 2 juin 2008 est établi au vu du rapport de l'observatoire des sédiments du Rhône montrant que, du 3 au 10 juin 2008, les chasses des cinq aménagements de la basse Isère ont apporté en 48 heures deux fois plus de sédiments que la crue exceptionnelle de la semaine précédente alors que la quantité d'eau amenée au Rhône par l'Isère été divisée par deux et que la vitesse d'écoulement des eaux du Rhône était trop faible pour prendre en charge ces apports, provoquant les dysfonctionnements des écluses et de l'usine de Bourg-lès-Valence ; les rapports d'EDF du 27 octobre 2008 confirment l'importance des opérations de chasse effectuées après quatre et sept années sans purge ; le rapport d'expertise et une note interne soulignent que l'opération de chasse aurait dû être arrêtée dès l'apparition d'une chute de la prévision d'atteinte d'un débit de 1 800 m3/s du Rhône à Ternay exigée par la consigne de chasse CO.C.200 ; dans le cadre de la concession des aménagements énergétiques du Rhône qui a pris fin en 2001, les charges de dragages supplémentaires qu'elle supportait du fait des chasses des aménagements étaient toujours compensées ;

- le tribunal administratif de Grenoble a retenu à tort la responsabilité de la société EDF à hauteur de 40 % en se fondant sur deux rapports établis par cette société le 27 octobre 2008 détaillant les apports respectifs des opérations de chasse ; elle n'a commis aucune faute tenant en une absence de travaux de dragage de la confluence du Rhône et de l'Isère pendant dix ans avant l'accident litigieux comme l'allègue EDF dès lors qu'un modèle physique à fond mobile représentant les écoulements de l'Isère en crue et les mouvements des sédiments et une étude et des relevés bathymétriques démontrent que le dragage du tronçon amont est inutile pour maintenir les sections d'écoulement nécessaire au passage des crues ; elle respecte ses obligations de dragage pour le maintien d'une profondeur suffisante le long du chenal navigable, le maintien des sections d'écoulement pour le passage des crues et enfin le maintien en bon fonctionnement de ses ouvrages en aval, ce qui concerne les écluses de Bourg-lès-Valence notamment ; elle a ainsi réalisé des travaux de dragage de 2002 à 2007, contrairement à ce que soutient EDF ;

- le tribunal administratif de Grenoble a écarté à tort certains préjudices : 1) des frais de dragage et d'entretien à l'aval de l'écluse de Beauchastel pour 71 431,36 euros ; 2) ceux en amont de l'écluse de Logis-Neuf pour 340 953,62 euros ; 3) ceux au droit du garage aval de Châteauneuf pour 66 712,25 euros, 4) les frais de grappinage et de dévasage de l'usine de Logis-Neuf pour 15 735,65 et 16 956,61 euros ; 5) des analyses physico-chimiques, travaux et prestations pour 32 430 euros qui n'ont été réalisés qu'entre le 14 janvier et le 15 mai 2009 du fait de la mobilisation de ses moyens de dragage autour de ces aménagements affectés par la chasse du 2 juin 2008 et alors que l'expert a considéré que ces aménagements faisaient partie du périmètre de l'expertise ;

- elle a droit aux pertes subies par désoptimisation de la production de ses propres exploitations en se référant au protocole opérationnel du 30 septembre 2005 (articles 5 et 6) pour un montant de 1 100 274 euros ; elle a aussi droit aux pertes par déversé du fait de la réduction de la puissance de l'usine de Bourg-lès-Valence entre le 8 et le 14 juin 2008 (à hauteur de 29 978 Kw/h) pour 254 022 euros ; l'expert avait retenu le préjudice de pertes par désoptimisation et la somme de 138 364 euros pour les pertes de déversé.

Par deux mémoires, enregistrés les 25 juin et 23 décembre 2019, la société Electricité de France, représentée par Me C..., conclut à l'annulation du jugement du tribunal administratif de Grenoble du 31 décembre 2014, au rejet de la demande de la compagnie nationale du Rhône et à ce que cette dernière soit condamnée à lui verser la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

Elle fait valoir que :

- la chasse d'eau du 2 juin 2008 a été menée conformément à la consigne C.CO.200 approuvée le 19 octobre 1998 par les services de l'Etat, des critères de déclenchement restrictifs expliquant l'absence de purges depuis mars 2001 ; elle a tenu informé la DRIRE et la CNR des opérations par fax et par téléphone ;

- le protocole opérationnel signé entre la CNR et elle le 30 septembre 2005 portant sur la gestion opérationnelle du bassin du Rhône, en ce compris les aménagements d'EDF installés sur les affluents du Rhône, dont l'Isère, a prorogé l'avenant du 4 septembre 2001 dont l'article 56.4 stipule que : " chacune des parties s'interdit de rechercher la responsabilité de l'autre en cas d'évènement lié aux (...) chasses et de demander un dédommagement à l'autre, sauf dans le cas où l'évènement serait imputable à un non-respect des prescriptions réglementaires ou législatives " ; contrairement à ce qu'a jugé le tribunal administratif de Grenoble, cet article ne se limite pas aux questions de responsabilité liées aux seules eaux du bassin de l'Arve ;

- sa responsabilité reste subordonnée à la démonstration du caractère anormal des dommages allégués par la CNR ; le jour du déclenchement de la consigne, le débit du Rhône à Ternay était supérieur à 1 200 m3/s et augmentait pour atteindre 1 800 m3/s au moment de la chasse ; les opérations de chasse n'ont porté que sur 20 % des sédiments apportés par la crue de l'Isère au Rhône et n'ont donc pas aggravé la situation ; ses ouvrages sur l'Isère permettent au contraire de mieux réguler le transport sédimentaire particulièrement important de l'Isère ; le volume dragué en 2008 par la CNR est resté dans la moyenne de ce qu'elle effectue annuellement (400 000 m3 pour une moyenne de 390 000) ; le préjudice financier allégué par la CNR ne constitue que 0,36 % de son chiffre d'affaires et 1,06 % de son résultat net de 2008 ;

- la CNR a commis une faute exonératoire en raison de l'interruption des curages de la confluence Isère-Rhône depuis 1999 motivée par une étude imparfaite et superficielle démontrant un soi-disant auto-curage de la zone, alors que la CNR a d'ailleurs repris des opérations de dragage à peine un mois avant le sinistre ; une part considérable des sédiments provenaient donc directement de la confluence et non des opérations de chasse ; la CNR a commis la même faute au niveau de ses propres ouvrages en draguant des volumes très inférieurs au cours des années 2002 à 2007, sauf en 2006 ; enfin la CNR n'a pas pris les mesures appropriées pendant les chasses afin de ne pas diminuer sa production électrique, notamment par un abaissement permettant de favoriser le transfert des sédiments au niveau de l'usine de Bourg-lès-Valence indiqué dans un compte-rendu du 21 janvier 1997 ;

- le taux de 40 % retenu par le tribunal administratif de Grenoble est à tort fixé sur les quantités respectives des sédiments provenant de la crue et ceux mis en mouvement par les chasses alors que le chiffre exact est l'apport de 1 million de tonnes de sédiments issu de la chasse sur un total de 4,3 millions de tonnes de sédiments ;

- les préjudices allégués par la CNR ne sont pas établis : 1) les frais de désenvasement d'un montant total de 511 788,53 euros ne sont pas liés aux chasses de juin 2008 dès lors que les travaux ont été commandés plus de six mois après ; 2) les préjudices de pertes par déversé et de désoptimisation ne sont pas justifiés ; la méthode de calcul inspirée de celle du protocole opérationnel du 30 septembre 2005 n'est pas pertinente puisqu'il concerne les centres nucléaires de production d'électricité du Bugey, de Saint-Alban et du Tricastin.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;

Après avoir entendu au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Gayrard, président-assesseur,

- les conclusions de Mme Cottier, rapporteur public,

- les observations de Me Roussel, avocat de la société EDF,

- et les observations de Me A..., avocat de la compagnie nationale du Rhône ;

Considérant ce qui suit :

1. Selon le décret du 5 juin 1934, l'Etat a concédé à la Compagnie Nationale du Rhône (CNR) l'aménagement de ce fleuve depuis la frontière avec la Suisse jusqu'à son embouchure pour la gestion de son potentiel hydraulique, de la navigation et de l'irrigation. La gestion des usines électriques construites par la CNR a été confiée après-guerre à la société Electricité de France (EDF) selon un traité intitulé CGE ainsi que des protocoles particuliers jusqu'à ce cette concession prenne fin au 31 décembre 2005. EDF exploite des aménagements hydroélectriques sur l'Isère, dont le barrage de Saint-Egrève en amont, et cinq retenues d'eau en basse-Isère à Beauvoir, Saint-Hilaire, Pizançon, La Vanelle et Beaumont-Monteux. Pour assurer l'entretien de ses ouvrages et éviter une trop grande élévation des lignes d'eau en raison de la forte sédimentation de l'Isère, EDF pratique en période de crues des chasses consistant à libérer les eaux retenues par ses barrages permettant ainsi de dégager un stock d'alluvions en aval, c'est-à-dire au niveau de la confluence avec le Rhône où la CNR exploite les écluses de Bourg-lès-Valence, de Beauchastel et de Logis-Neuf et l'usine électrique de Bourg-lès-Valence. Un protocole approuvé par arrêté préfectoral du 19 octobre 1998, appelé consigne CO.C.200, fixait une " consigne générale d'évacuation des crues et chasses en décrue sur l'Isère à l'aval de Saint-Gervais ".

2. Le lundi 26 mai 2008, lors d'une crue à caractère décennal de l'Isère, EDF a procédé à une chasse au niveau du barrage de Saint-Egrève, puis le 2 juin 2008, a effectué les chasses concomitantes des cinq aménagements de Basse-Isère cités au point précédent. Par lettre du 18 juin 2018, la CNR a alerté EDF des conséquences dommageables des chasses sur ses aménagements de Bourg-lès-Valence, Beauchastel et Montélimar tenant pour l'essentiel à la perturbation du fonctionnement de l'usine hydroélectrique de Bourg-lès-Valence et à des difficultés de navigation par envasement des écluses citées au point 1. La CNR a présenté à EDF une réclamation préalable selon courrier du 26 novembre 2008, réitéré le 17 février 2009, qui a été expressément rejetée selon lettre du 19 février 2019. Par ordonnance du 5 août 2009, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a ordonné une expertise confiée à M. B..., ingénieur, qui a déposé son rapport le 30 juin 2011. Par lettre du 19 juillet 2011, la CNR a présenté une nouvelle réclamation auprès d'EDF qui l'a rejetée selon courrier du 18 juillet 2011. Par requête enregistrée le 22 septembre 2011, la CNR a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner EDF à lui verser la somme de 3 643 806,52 euros assortie des intérêts au taux légal. Par jugement du 31 décembre 2014, sous le n° 1105006, le tribunal administratif de Grenoble a condamné EDF à verser à la CNR la somme de 744 379,15 euros et mis les frais d'expertise d'un montant de 20 311,42 euros à la charge d'EDF. Par arrêt du 27 avril 2017, sous le n° 15LY00778, la cour administrative de Lyon a annulé ce jugement et rejeté la demande de la CNR et remis les frais d'expertise à sa charge. Par décision du 10 avril 2019 sous le n° 411961, le Conseil d'Etat a annulé cet arrêt et renvoyé l'affaire devant la cour pour qu'il y soit statué.

Sur la responsabilité :

3. Le maître de l'ouvrage est responsable, même en l'absence de faute, des dommages que les ouvrages publics dont il a la garde peuvent causer aux tiers tant en raison de leur existence que de leur fonctionnement. Il ne peut dégager sa responsabilité que s'il établit que ces dommages résultent de la faute de la victime ou d'un cas de force majeure. Ces tiers ne sont pas tenus de démontrer le caractère grave et spécial du préjudice qu'ils subissent lorsque le dommage présente un caractère accidentel.

4. En premier lieu, il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que les opérations de chasse pratiquées par la société EDF en mai et juin 2008, mettant fin à une longue période d'absence de telles opérations de purge des ouvrages exploités sur l'Isère, et partiellement exécutés dans un contexte de diminution du débit du Rhône en deçà de la prévision d'atteinte d'un débit de 1 800 m3/s constaté au niveau du Rhône à Pierre Bénite exigée par les prescriptions de la consigne C.CO.200 approuvée le 19 octobre 1998 par les services de l'Etat ne permettant pas un transfert suffisant des sédiments en aval de la confluence, ont entrainé un apport supplémentaire important aux sédiments emportés par la crue de l'Isère à l'origine de l'envasement des divers aménagements, écluses et usine hydroélectrique, exploitées par la CNR à la confluence avec le Rhône. Si la société EDF conteste toujours cette thèse d'une diminution du débit du Rhône dans la dernière phase des opérations de chasse, l'expert a indiqué dans son rapport qu'il a vainement demandé à EDF de produire les chiffres réels de débit jusqu'au 10 juin 2008, que la prévision haute retenue par EDF pour lancer l'opération n'a été obtenue que pendant une période très courte et grâce à une crue imprévue de l'Ain puis a ensuite rapidement chuté et surtout que le graphique reproduit par EDF pour étayer sa démonstration d'un strict respect de la consigne est tronqué en ne retenant plus que l'hypothèse haute par rapport au graphique en nuage de points initialement présenté par EDF lors d'un accédit et jamais communiqué depuis. Par suite, la société EDF est susceptible d'engager sa responsabilité en raison des conséquences dommageables subies par la CNR du fait des opérations de chasse de ses ouvrages hydroélectriques exploités sur l'Isère.

5. En deuxième lieu, pour s'exonérer de sa responsabilité, la société EDF oppose les relations contractuelles ayant persisté avec la CNR pour la gestion hydraulique du Rhône malgré la fin de la concession des ouvrages électriques au 31 décembre 2005, et notamment une clause d'exonération de responsabilité découlant de l'alinéa 3 de l'article 56-4 du traité CGE qui stipule que : " Chacune des Parties s'interdit de rechercher la responsabilité de l'autre en cas d'événement lié aux pré-crues, crues et chasses et de demander un dédommagement à l'autre, sauf dans le cas où l'événement serait imputable à un non-respect des prescriptions réglementaires ou législatives. ". Toutefois, cet article s'insère dans un article 56 portant sur la " gestion du stock d'eau d'Arve disponible dans le lac Léman ". La clause d'exonération de responsabilité susvisée ne concerne donc que la gestion particulière de cette rivière française qui se déverse dans le lac Léman sous gestion franco-suisse mais constitue une réserve d'eau fléchée pour l'alimentation des centrales nucléaires d'EDF ; ainsi l'alinéa 2 de cet article indique que : " la CNR s'engage à restituer aux barrages les débits non turbinés de manière à respecter le dernier programme prévisionnel de débit accepté par EDF afin de satisfaire sa demande d'eau d'Arve ". En outre, l'article 54 du même traité n'institue qu'une obligation de transmission réciproque de données lors des crues et chasses et l'article 58-3 ne prévoit une limitation de responsabilité propre à cette seule obligation et non aux conséquences dommageables des chasses ; ces stipulations confirment que l'article 56-4 n'institue nullement une clause générale de renonciation à recours pour les dommages causés par toute chasse réalisée sur un affluent du Rhône.

6. En troisième lieu, si la société EDF fait valoir qu'elle aurait respecté les prescriptions de la consigne C.CO.200 et notamment la condition d'une prévision d'atteinte d'un débit de 1 800 m3/s constaté au niveau du Rhône à Pierre Bénite lors de l'épisode de chasse, que la rigueur de cette consigne l'aurait empêché de procéder à des purges depuis 2001 ou 2004 sur la plupart des ouvrages en cause dont le barrage de Saint-Egrève, et enfin, qu'elle aurait tenu informées les autorités de l'Etat et la CNR du déroulement des opérations de chasse, de tels arguments tendant à opposer l'absence de faute de sa part sont inopérants au vu du principe de sa responsabilité rappelé au point 3. De même, la société EDF ne peut utilement soutenir que le préjudice subi par la CNR ne revêtirait pas un caractère anormal et spécial en faisant valoir que les opérations de chasse, inhérents à l'exploitation courante des ouvrages hydroélectriques, ne porterait que sur 20 % des sédiments apportés par la crue de l'Isère, que ses aménagements hydrauliques sur l'Isère assurent une meilleure régulation du transport de sédiments, que le volume de sédiments apporté par les chasses serait dans la moyenne des volumes annuellement dragués par la CNR ou enfin que le préjudice financier allégué par la CNR ne représente que 0,36 % de son chiffre d'affaires et 1,06 % de son résultat net de 2008 dès lors que le dommage subi par la CNR, tiers aux ouvrages publics impliqués par les opérations de chasse, est de nature accidentelle.

7. En quatrième lieu, la société EDF oppose la faute de la CNR pour un défaut de curage de la confluence de l'Isère depuis 1999. Si la CNR ne conteste pas ne plus procéder à un tel curage, elle explique ce choix par le constat d'un mécanisme d'auto entretien de la zone mis en évidence par un modèle physique à fond mobile représentant les écoulements de l'Isère en crue et les mouvements des sédiments et confirmé par des relevés bathymétriques démontrant que le dragage du tronçon amont est inutile pour maintenir les sections d'écoulement nécessaire au passage des crues. La société EDF n'apporte aucun élément de nature à contredire ce constat alors que la CNR produit des relevés bathymétriques justifiant que le niveau des fonds à la confluence n'a guère évolué entre 1995 et 2015. Si la société EDF reproche également à la CNR d'avoir diminué les travaux de dragage à proximité immédiate de ses ouvrages, elle ne démontre pas l'existence d'un phénomène d'envasement préexistant avant les opérations de chasse alors que la CNR avait effectué un important curage en 2006, soit deux ans avant lesdites opérations, et eu égard au phénomène d'auto entretien sus indiqué. Enfin, si la société EDF reproche à la CNR de ne pas avoir pris des mesures adaptées lors de la crue de l'Isère en n'ouvrant pas totalement le barrage de Bourg-lès-Valence pour favoriser le transfert de sédiments, elle ne produit aucun élément suffisamment probant à l'appui de ses allégations. Par suite, la société EDF n'est pas fondée à opposer la faute de la CNR pour s'exonérer même partiellement de sa responsabilité.

8. Il découle de ce qui précède que la société EDF est responsable des conséquences dommageables subies par la CNR en raison des opérations de chasse effectuées sur ses ouvrages hydroélectriques sur l'Isère. Toutefois, il est constant que l'envasement des ouvrages exploités par la CNR comporte une part de sédiments issue de la crue à caractère décennal de l'Isère et une part découlant des opérations de purge effectuées par EDF. Lorsqu'un ouvrage public a seulement contribué à l'aggravation des dommages subis du fait de phénomènes naturels, la responsabilité du maitre d'ouvrage n'est engagée que pour la part imputable audit ouvrage. Pour déterminer cette part, il convient, faute de mieux, de se référer aux rapports d'EDF du 27 octobre 2008 faisant le bilan des chasses et comprenant une estimation des volumes de sédiments ayant transité d'abord par le barrage de Saint-Egrève puis par les cinq aménagements de basse Isère. Le premier rapport d'EDF indique que le flux entrant du barrage de Saint-Egrève est de 1,8 million de tonnes et son flux sortant comprend environ 1,05 million de tonnes de sédiments issu de la chasse sur les 2,9 millions de tonnes évacués ; le second indique des flux sortants de 2,2 millions de tonnes sur les ouvrages de Beauvoir et de Saint-Hilaire et de 1,2 million de tonnes supplémentaires pour Pizançon, La Vanelle et Beaumont Monteux. On peut dès lors estimer que sur les 3,4 millions de tonnes de sédiments concernés par les opérations de chasse, 1,8 million de tonnes proviennent de la crue et 1,6 million de tonnes représentent le stock de sédiments dégagé au niveau des ouvrages d'EDF, et donc qu'environ la moitié des sédiments rejetés à la confluence ont été mobilisés en raison des chasses des ouvrages publics concernés. Par suite, la société EDF doit être regardée comme responsable de la moitié des conséquences dommageables subies par la CNR du fait de l'envasement de ses ouvrages, écluses et usine électrique, situés en aval de la confluence entre le Rhône et l'Isère.

9. Il découle de ce qui précède que la société EDF n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble a retenu sa responsabilité et l'a condamné à réparer les conséquences dommageables découlant des opérations de chasse qu'elle a effectuées en mai et juin 2008 sur certains de ses ouvrages exploités sur l'Isère.

Sur les préjudices :

10. En premier lieu, la CNR demande le paiement d'une somme de 2 405 168,42 euros pour l'ensemble des travaux de remise en état de ses ouvrages. Par son jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble a retenu les sommes de 1 321 918,26 et 539 029,63 euros HT mais a écarté certaines opérations d'un montant global de 544 220,53 euros en estimant qu'il n'était pas établi qu'elles soient liées aux évènements de mai et juin 2008. Il s'agit de frais du dragage d'entretien à l'aval de l'écluse de Beauchastel commandé le 14 janvier 2009, d'un montant de 71 431,36 euros, de frais du dragage à l'amont de l'écluse de Logis Neuf commandé le 15 mai 2009, d'un montant de 340 953,62 euros, de frais du dragage du garage aval de Châteauneuf, commandé le 25 février 2009, d'un montant de 66 712,25 euros, de frais de grappinage et de dévasage à l'usine de Logis Neuf, commandés le 18 février 2009 et le 4 mars 2009, pour des montants de 15 735,65 et 16 955,65 euros et enfin de frais d'analyses physico-chimiques invoquées, d'un coût de 32 432 euros. Comme l'a estimé le tribunal administratif de Grenoble, ces travaux et prestations, commandés plus de six mois après les opérations de chasse litigieuses, ne peuvent être regardés comme présentant un lien suffisamment direct et certain avec les opérations de chasse litigieuses effectuées par EDF, ce alors même que l'expert les aurait retenus. Si la CNR soutient que s'étant concentrée sur les travaux urgents concernant les écluses et l'usine électrique de Bourg-lès-Valence et ne disposant pas de moyens suffisants, elle n'a pu lancer ces opérations qu'à partir de 2009, elle n'apporte néanmoins aucun justificatif à l'appui de ses allégations.

11. En second lieu, la CNR demande à être indemnisée de " pertes par déversé " correspondant au manque à gagner du fait de la réduction de la puissance de son usine électrique de Bourg-lès-Valence que l'établissement public évalue à 3 521 MKW du 8 au 14 juin 2008, soit 254 022 euros. Toutefois, la CNR se borne à produire à l'appui de sa demande de nombreux tableaux de chiffres sans explications et un mode de calcul fondé sur la différence entre puissance réelle et théorique de l'usine sur la période considérée, prenant pour variable déterminante les " débits turbinés ", qui ne permettent nullement d'établir tant la réalité que le quantum du préjudice allégué en lien avec les opérations de chasse effectuées par EDF.

12. En troisième lieu, la CNR demande à être indemnisée d'un autre manque à gagner subi lié à la capacité de moduler la production d'électricité entre des périodes plus ou moins rentables par " éclusées énergétiques " pour un montant de 1 100 274 euros. Si l'expert a retenu un tel préjudice, il l'attribuait toutefois à des manques à gagner par limitation du marnage conduisant au ralentissement et à l'arrêt de la navigation voire à l'échouage d'embarcations. Pour calculer son préjudice, la CNR se fonde sur un protocole opérationnel du 30 septembre 2005 concernant l'optimisation des centrales nucléaires de Bugey, Sant Alban et Tricastin, dont le mode de fonctionnement n'a rien de comparable avec l'usine électrique de Bourg-lès-Valence, et sur une durée courant du 20 juin 2008 au 30 janvier 2009. Dès lors, la CNR n'établit pas l'existence même du préjudice allégué.

13. Il résulte des points 9 à 11 que le préjudice subi par la CNR du fait des évènements survenus en mai et juin 2008 s'établit à la somme de 1 860 947,89 euros. Compte tenu de la part imputable aux opérations de chasse effectuées par EDF indiquée au point 8, il y a lieu de condamner cette dernière à verser à la CNR la somme de 930 473,95 euros. La CNR a droit aux intérêts au taux légal correspondant à cette indemnité à compter du 22 septembre 2011, date d'enregistrement de sa requête au greffe du tribunal administratif. Il y a lieu, par suite, d'annuler l'article 1er du jugement attaqué et de condamner la société EDF à verser à la CNR la somme précitée assortie des intérêts au taux légal à compter du 22 septembre 2011.

Sur les dépens :

14. Les frais d'expertise, taxés et liquidés à la somme de 20 311,42 euros sont laissés à la charge de la société EDF.

Sur les conclusions au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

15. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la CNR, qui n'a pas la qualité de partie perdante, verse à la société EDF la somme que celle-ci réclame au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société EDF une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par la CNR et non compris dans les dépens.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de la société EDF est rejetée.

Article 2 : La société EDF est condamnée à verser à la CNR la somme de 930 473,95 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 22 septembre 2011.

Article 3 : L'article 1er du jugement du tribunal administratif de Grenoble du 31 décembre 2014, sous le n° 1105006, est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 4 : Les frais d'expertise, taxés et liquidés à la somme de 20 311,42 euros, sont laissés à la charge de la société EDF.

Article 5 : La société EDF versera à la CNR une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à la société Electricité de France et à la compagnie nationale du Rhône.

Délibéré après l'audience du 7 janvier 2021, à laquelle siégeaient :

M. Pourny, président de chambre,

M. Gayrard, président assesseur,

M. Pin, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 28 janvier 2021.

N° 19LY01456 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Lyon
Formation : 6ème chambre
Numéro d'arrêt : 19LY01456
Date de la décision : 28/01/2021
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

Travaux publics - Règles communes à l'ensemble des dommages de travaux publics - Causes d'exonération - Clauses contractuelles d'exonération.

Travaux publics - Différentes catégories de dommages - Dommages causés par l'existence ou le fonctionnement d'ouvrages publics - Conditions de fonctionnement de l'ouvrage.


Composition du Tribunal
Président : M. POURNY
Rapporteur ?: M. Jean-Philippe GAYRARD
Rapporteur public ?: Mme COTTIER
Avocat(s) : SCP BAKER et MCKENZIE ; SCP BAKER et MCKENZIE ; SCP BAKER et MCKENZIE

Origine de la décision
Date de l'import : 13/02/2021
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.lyon;arret;2021-01-28;19ly01456 ?
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