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18/07/2022 | FRANCE | N°20LY02063

France | France, Cour administrative d'appel de Lyon, 4ème chambre, 18 juillet 2022, 20LY02063


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure

L'État, pris en la personne du garde des sceaux, ministre de la justice, a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner in solidum les sociétés Socotec, Ingerop Conseil et Ingénierie, Norisko Coordination et Maintenance Travaux Spéciaux (MTS) et M. D... B... à lui verser la somme de 8 706 765,85 euros TTC en réparation des préjudices résultants d'une pollution intervenue pendant la réalisation des travaux de désamiantage et du lot n° 3 " cloisons amovibles " et du lot n° 18 " chauffage ven

tilation " du chantier de rénovation du palais de justice d'Annecy.

Par un ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure

L'État, pris en la personne du garde des sceaux, ministre de la justice, a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner in solidum les sociétés Socotec, Ingerop Conseil et Ingénierie, Norisko Coordination et Maintenance Travaux Spéciaux (MTS) et M. D... B... à lui verser la somme de 8 706 765,85 euros TTC en réparation des préjudices résultants d'une pollution intervenue pendant la réalisation des travaux de désamiantage et du lot n° 3 " cloisons amovibles " et du lot n° 18 " chauffage ventilation " du chantier de rénovation du palais de justice d'Annecy.

Par un jugement n° 1606749 du 20 février 2020, le tribunal a rejeté sa demande et laissé à sa charge les frais de l'expertise judiciaire.

Procédure devant la cour

Une requête et des mémoires ont été enregistrés les 30 juillet 2020, 11 mai 2021 et 20 décembre 2021 pour le garde des sceaux, ministre de la justice, représenté par Me Prouvez.

Des mémoires ont été enregistrés les 17 novembre 2020 et 6 juillet 2021 pour la société MTS, représentée par Me Tendeiro.

Des mémoires ont été enregistrés les 25 novembre 2020, 12 août 2021 et 3 novembre 2021 pour M. B..., représenté par Me Balme.

Des mémoires ont été enregistrés les 30 novembre 2020, 22 décembre 2020, 24 août 2021 et 4 janvier 2022 pour la société Ingerop Conseil et Ingénierie, représentée par Me Jeambon.

Un mémoire a été enregistré le 2 décembre 2020 pour la société Dekra Industrial venant aux droits de la société Norisko Coordination, représentée par Me Zanati.

Des mémoires ont été enregistrés les 11 décembre 2020 et 30 juin 2021 pour la société Socotec Construction venant aux droits de la société Socotec, représentée par Me Karila.

En application de l'article R. 611-8-1 du code de justice administrative, les parties qui avaient produit ont été invitées par lettres du 24 janvier 2022 à produire un mémoire récapitulatif.

Par un mémoire récapitulatif enregistré le 25 janvier 2022, la société Ingerop Conseil et Ingénierie conclut au rejet de la requête ou, subsidiairement, à ce que l'indemnisation de l'État soit limitée à la somme de 2 187 605,45 euros HT, à la condamnation des sociétés Socotec, Dekra Industrial et MTS et de M. B... à la garantir intégralement ou à tout le moins à ce que sa part de responsabilité soit limitée à 5 % et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de l'État au titre des frais du litige.

Elle fait valoir que :

- le moyen soulevé par l'État tiré de ce que la réception des travaux ayant été prononcée le 1er avril 2008, son action qu'il fonde désormais sur les dispositions de l'article 1792-4-3 du code civil, se prescrit par dix ans, nouveau en appel, est irrecevable ;

- en tout état de cause ces dispositions ne s'appliquent pas à des désordres survenus et connus du maître d'ouvrage en cours de chantier ;

- son action fondée sur les dispositions de l'article 2224 du code civil est prescrite ;

- au demeurant, le caractère définitif du décompte de son marché fait obstacle à ce que l'État puisse rechercher sa responsabilité contractuelle.

Par des mémoires récapitulatifs enregistrés les 26 janvier et 22 mars 2022, le garde des sceaux, ministre de la justice demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Grenoble du 20 février 2020 ;

2°) de condamner in solidum les sociétés Socotec, Ingerop Conseil et Ingénierie, Dekra Industrial et MTS et M. B... à lui verser la somme de 8 706 765,85 euros TTC et à lui rembourser les frais de l'expertise judiciaire ;

3°) de mettre à la charge in solidum des mêmes la somme de 5 000 euros au titre des frais du litige.

Il soutient que :

- il n'invoque pas en appel un nouveau fondement de responsabilité ;

- l'action contractuelle de droit commun du maître d'ouvrage à l'encontre des constructeurs, qui est régie par l'article 1792-4-3 du code civil, se prescrit par dix ans ;

- les travaux de rénovation du palais de justice d'Annecy ont été réceptionnés le 1er avril 2008 ; la requête de première instance a donc été enregistrée le 22 novembre 2016 au greffe du tribunal avant l'expiration du délai de prescription décennale ;

- au demeurant, le délai de prescription qui a été suspendu par la saisine du juge des référés a recommencé à courir à compter de la notification du rapport de l'expert ;

- la réception des travaux ne fait pas obstacle à l'action contractuelle lorsque le juge des référés a été saisi avant son intervention et lorsque les dommages dont la réparation est demandée ne sont pas relatifs à l'état de l'ouvrage ;

- en tout état de cause, le point de départ de la prescription est la date à laquelle il a eu connaissance de l'ampleur de son préjudice et des responsables, et non la date à laquelle la présence d'amiante sur le chantier a été constatée ;

- les décomptes généraux n'ont pas été notifiés aux constructeurs ;

- ils ne peuvent se prévaloir d'une acceptation tacite des décomptes, ce mécanisme n'étant pas prévue par le CCAG travaux applicable ;

- il est fondé à rechercher la responsabilité contractuelle de la société MTS qui a manqué à son devoir de conseil au maître d'ouvrage car elle n'a pas identifié les carences du rapport de la société Socotec et qui a manipulé des matériaux contenant de l'amiante sans mettre en œuvre les procédures adéquates ;

- il est fondé à demander la condamnation des constructeurs à lui verser la somme de 2 144 711,82 euros au titre des travaux et études liés au désamiantage et qui inclut les prestations que la société Ingerop Conseil et Ingénierie a confiés à un sous-traitant, la somme de 62 928,74 euros au titre des travaux d'urgence réalisés en site pollué, la somme de 2 449 647,34 euros au titre du retard de livraison du bâtiment, la somme de 3 319 872,23 euros au titre de la reprise des études et des travaux complémentaires après le désamiantage du bâtiment, la somme de 229 797,47 euros en remboursement des indemnités versées par l'État aux entreprises titulaires des marchés de travaux et la somme de 507 250,41 euros au titre de la révision des prix.

Par un mémoire récapitulatif enregistré le 31 janvier 2022, la société Dekra Industrial, conclut au rejet de la requête ou, subsidiairement, à la condamnation in solidum des sociétés Socotec, Ingerop Conseil et Ingénierie et MTS et M. B... à la relever et garantir intégralement des condamnations prononcées à son encontre et à ce que la somme de 10 000 euros soit mise à la charge de l'État au titre des frais du litige.

Elle fait valoir que :

- les dispositions de l'article 1792-4-3 du code civil qui ne concernent que les délais d'actions exercées postérieurement à la réception sont inapplicables ;

- l'État n'est pas recevable à invoquer ce nouveau fondement ;

- le délai de prescription applicable à son action contractuelle a couru à compter de juillet 2004, date de la découverte d'amiante non repérée, ou au plus tard à compter du 16 juin 2006, date à laquelle il a chiffré ses préjudices par voie de dire dans le cadre des opérations d'expertise judiciaire ; l'action était donc prescrite à la date d'enregistrement de la requête au fond de première instance, les opérations d'expertise n'ayant eu aucun effet suspensif dès lors que la procédure avait été engagée antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 ;

- la réception sans réserve de l'ouvrage fait obstacle à ce que l'État recherche sa responsabilité contractuelle de droit commun.

Par un mémoire récapitulatif enregistré le 18 février 2022 et un mémoire enregistré le 28 mars 2022 non communiqué, M. B... conclut au rejet de la requête ou subsidiairement à ce que l'indemnisation de l'État soit limitée à la somme de 1 962 763,60 euros TTC, à la condamnation in solidum des sociétés Socotec, Ingerop Conseil et Ingénierie, Aditec, Cerenn Industrie, venue aux droits de la société Someta, et MTS à le relever et garantir intégralement des condamnations prononcées à son encontre et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de l'État au titre des frais du litige.

Il fait valoir que :

- dès lors que la présence d'amiante non repérée a été découverte en cours de chantier, seule une action en responsabilité contractuelle de droit commun pouvait être engagée par l'État ;

- à la date d'enregistrement de sa demande au fond, son action était prescrite en application de l'article 2224 du code civil, le délai de prescription interrompu par la saisine du juge des référés ayant recommencé à courir à compter de l'ordonnance du 12 novembre 2004 désignant l'expert judiciaire, l'article 2239 issu de la loi du 17 juin 2008 ne s'appliquant pas puisqu'il a déposé son rapport avant son entrée en vigueur ;

- l'État n'est pas recevable à invoquer pour la première fois devant la cour et après l'expiration du délai d'appel la responsabilité contractuelle de l'article 1792-4-3 du code civil ;

- en tout état de cause, la présence d'amiante a été découverte en cours de chantier le 6 juillet 2004, de sorte que le délai de prescription de cette action était expiré à la date d'enregistrement de la requête de première instance ;

- la réception de l'ouvrage a mis fins aux rapports contractuels ;

- le solde du décompte général de son marché a été payé le 6 août 2009.

Par un mémoire récapitulatif enregistré le 23 février 2022, la société Socotec Construction conclut au rejet de la requête, des conclusions d'appel en garantie dirigées à son encontre et de la demande présentée par l'État devant le tribunal et à la réformation du jugement attaqué en tant qu'il a rejeté ses conclusions présentées au titre des frais du litige ou, subsidiairement, à ce que l'indemnisation de l'État soit limitée à la somme de 723 860 euros HT et mise à sa charge à hauteur de la moitié, à la condamnation in solidum des sociétés Ingerop Conseil et Ingénierie, Cerenn Industrie, Dekra Industrial et MTS et M. B... ou de l'État à la relever et garantir des condamnations prononcées à son encontre et à ce que la somme de 30 000 euros soit mise à la charge de tout succombant au titre des frais du litige.

Elle fait valoir que :

- à la date d'enregistrement de la demande au fond de l'État, son action en responsabilité contractuelle était prescrite en application de l'article 2224 du code civil, le délai de prescription interrompu par la saisine du juge des référés ayant recommencé à courir à compter de l'ordonnance du 12 novembre 2004 désignant l'expert judiciaire, l'article 2239 issu de la loi du 17 juin 2008 ne s'appliquant pas puisqu'il a déposé son rapport avant son entrée en vigueur ;

- elle n'a pas la qualité de constructeur, de sorte que la durée de la prescription de cette action à son encontre est quinquennale ;

- en tout état de cause, l'État qui lui a réglé sa prestation a nécessairement renoncé à se prévaloir des fautes qu'elle aurait commises.

Par des mémoires récapitulatifs enregistrés les 23 février et 5 mai 2022, la société MTS conclut au rejet de la requête et de la demande présentée par l'État devant le tribunal ou, subsidiairement, à l'annulation du rapport d'expertise judiciaire et à la condamnation in solidum des sociétés Socotec Construction, Ingerop Conseil et Ingénierie, Cerenn Industrie, Dekra Industrial et Aditec et M. B... à la relever et garantir des condamnations prononcées à son encontre et à ce que la somme de 35 000 euros soit mise à la charge de tout succombant au titre des frais du litige.

Elle fait valoir que :

- à la date d'enregistrement de la demande au fond de l'État, son action en responsabilité contractuelle était prescrite en application de l'article 2224 du code civil, le délai de prescription qui avait commencé à courir au mois de juillet 2004 et été interrompu par la saisine du juge des référés ayant recommencé à courir à compter de l'ordonnance du 12 novembre 2004 désignant l'expert judiciaire, l'article 2239 issu de la loi du 17 juin 2008 ne s'appliquant pas puisqu'il a déposé son rapport avant son entrée en vigueur ;

- en tout état de cause la réception des travaux de rénovation a été prononcée sans réserve le 1er avril 2008, son marché n'a pas été résilié pour faute et son solde a été réglé ;

- le rapport de l'expert judiciaire, qui a outrepassé le cadre de sa mission et n'a pas diligenté l'expertise de manière contradictoire, est irrégulier ;

- elle n'a pas commis de faute ;

- au surplus et d'une part, les fautes de l'État ayant conduit à la survenance de la pollution l'exonèrent de toute responsabilité ; d'autre part, le marché de substitution ne lui a pas été notifié, de sorte qu'elle ne saurait être tenue de supporter les conséquences financières qui en ont résulté ;

- les indemnités demandées ne sont pas justifiées dans leur principe et leur quantum ;

- l'équipe de maîtrise d'œuvre et les sociétés Socotec, Someta, Aditec et Norisko ont commis des fautes à l'origine de la pollution.

Par un mémoire enregistré le 7 mars 2022, la société Aditec, représentée par Me Aberlen, conclut au rejet de la requête et des conclusions d'appel en garantie dirigées à son encontre ou, subsidiairement, à la condamnation in solidum des sociétés Socotec Construction, Ingerop Conseil et Ingénierie, Dekra Industrial et MTS et M. B... à la relever et garantir des condamnations prononcées à son encontre et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de tout succombant au titre des frais du litige.

Elle fait valoir que c'est à juste titre que le tribunal a rejeté la demande de l'État comme prescrite et que les actions en responsabilité quasi-délictuelle dirigées à son encontre par la société MTS et M. B... le sont tout autant.

Par un mémoire enregistré le 22 mars 2022, la société Cerenn Industrie, représentée par Mme C..., conclut au rejet de la requête et des conclusions dirigées à son encontre et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de la société MTD in solidum avec la société Socotec Construction et M. B... au titre des frais du litige.

Elle fait valoir qu'aucun manquement à ses obligations contractuelles ne peut lui être reproché.

Par lettres du 29 mars 2022, les parties ont été informées, en application de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que la cour était susceptible de relever d'office l'irrecevabilité des conclusions présentées par la société MTS tendant à l'annulation du rapport d'expertise.

Par un mémoire enregistré le 5 avril 2022, la société MTS a présenté des observations en réponse à cette irrecevabilité d'ordre public.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code civil ;

- le code des marchés publics ;

- la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 ;

- le décret n° 76-87 du 21 janvier 1976 ;

- le décret n° 78-1306 du 26 décembre 1978 ;

- le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience :

Après avoir entendu au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. A... ;

- les conclusions de M. Savouré, rapporteur public ;

- et les observations de Me Litzler pour l'Etat, de Me Martin Bugnot pour la société MTS, de Me Jeambon pour la société Ingerop Conseil et Ingénierie, de Me Zanati pour la société Dekra Industrial et de Me Balme pour M. B....

Considérant ce qui suit :

1. À la suite d'un attentat perpétré contre le palais de justice d'Annecy, le 22 janvier 2001, l'Etat a lancé un programme de réparation et de rénovation du bâtiment Novarina. La direction départementale de l'équipement de la Haute-Savoie a été désignée comme conducteur d'opération. Une mission de repérage des matériaux et composants de la construction existante contenant de l'amiante a été confiée à la société Socotec. L'État a conclu des marchés publics de travaux avec un groupement constitué notamment de M. B..., mandataire, et de la société Ingerop, chargé de la maîtrise d'œuvre, et avec la société Norisko Coordination, à qui a été confiée la mission de coordination sécurité protection santé. En outre, l'État a confié la réalisation du lot n° 14 correspondant aux travaux de désamiantage à la société Maintenance Travaux Spéciaux (MTS). La société Socotec a rendu son rapport le 5 décembre 2003. Les travaux de désamiantage ainsi que ceux du lot n° 3 " cloisons amovibles " et du lot n° 18 " chauffage ventilation " ont débuté en juin 2004. Ils ont été interrompus le 6 juillet suivant, après que des traces d'amiante dans l'air ont été décelées. Au mois de septembre 2004, l'inspection du travail a confirmé que de l'amiante était présente aux 3ème et 4ème étages du bâtiment et présumé fortement qu'il en était de même aux 1er et 2ème étages. À la demande de l'État, pris en la personne du garde des sceaux, ministre de la justice, une expertise a été ordonnée par le président du tribunal administratif de Grenoble. Par un jugement du 20 février 2020, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté comme prescrite la demande de l'État tendant à la condamnation in solidum, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, de M. B..., de la société Ingerop Conseil et Ingénierie, venue aux droits de la société Ingerop, et des sociétés Norisko Coordination, MTS et Socotec à l'indemniser des préjudices subis à l'occasion des travaux de réparation et de rénovation du bâtiment Novarina. L'État relève appel de ce jugement.

Sur les conclusions à fin d'annulation de l'expertise :

2. Il n'appartient pas au juge administratif de prononcer l'annulation d'opérations d'expertise. Dès lors, les conclusions de la société MTS tendant à l'annulation des opérations d'expertise conduites par l'expert désigné par le président du tribunal administratif de Grenoble sont irrecevables et doivent, par suite, être rejetées.

Sur la prescription de l'action contractuelle :

En ce qui concerne la prescription décennale et sans qu'il soit besoin de statuer sur l'irrecevabilité du moyen du ministre opposée en défense :

3. L'article 1792-4-3 du code civil, dispose que : " En dehors des actions régies par les articles 1792-3, 1792-4-1 et 1792-4-2, les actions en responsabilité dirigées contre les constructeurs désignés aux articles 1792 et 1792-1 et leurs sous-traitants se prescrivent par dix ans à compter de la réception des travaux ". Ces dispositions, figurant dans une section du code civil relative aux devis et marchés et insérées dans un chapitre consacré aux contrats de louage d'ouvrage et d'industrie, ont vocation à s'appliquer aux actions en responsabilité dirigées par le maître de l'ouvrage contre les constructeurs ou leurs sous-traitants. Aux termes de l'article 1792-1 du même code : " Est réputé constructeur de l'ouvrage : 1° Tout architecte, entrepreneur, technicien ou autre personne liée au maître de l'ouvrage par un contrat de louage d'ouvrage ".

4. Les sociétés Socotec et Norisko Coordination auxquelles ont été confiées respectivement une mission de repérage de l'amiante et une mission coordination sécurité protection santé ne sont pas des constructeurs au sens des dispositions précitées. Par suite, les dispositions de l'article L. 1792-4-3 du code civil ne leur sont pas applicables. Ces sociétés relèvent, dès lors, de la prescription de droit commun.

5. En revanche, M. B... et la société Ingerop Conseil et Ingénierie, membres de l'équipe de maîtrise d'œuvre, et la société MTS, attributaire du lot désamiantage, ont la qualité de constructeurs au sens des dispositions précitées de l'article 1792-4-3 du code civil qui sont applicables à un dommage connu avant la réception. À la date de réception des travaux, le 1er avril 2008, il résultait des principes dont s'inspirait l'article 2262 du code civil, que l'action du maître d'ouvrage tendant à la mise en jeu de la responsabilité contractuelle des constructeurs se prescrivait par trente ans. La loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile ayant réduit la durée de la prescription applicable à l'espèce, le délai de dix ans prévu à l'article 1792-4-3 du code civil précité doit courir à compter du 19 juin 2008, date d'entrée en vigueur de cette loi. Ce délai de prescription n'était pas expiré lorsque l'État a introduit sa requête au fond devant le tribunal administratif de Grenoble, le 22 novembre 2016. Par suite, l'action contractuelle de l'État à l'encontre de M. B... et des sociétés MTS et Ingerop Conseil et Ingénierie n'est pas prescrite.

En ce qui concerne la prescription quinquennale :

6. D'une part, aux termes de l'article 2262 du code civil dans sa version antérieure à la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile : " Toutes les actions, tant réelles que personnelles, sont prescrites par trente ans, sans que celui qui allègue cette prescription soit obligé d'en rapporter un titre ou qu'on puisse lui opposer l'exception déduite de la mauvaise foi. ". Aux termes de l'article 2244 du code civil dans sa version antérieure à la même loi : " Une citation en justice, même en référé, un commandement ou une saisie, signifiés à celui qu'on veut empêcher de prescrire, interrompent la prescription ainsi que les délais pour agir. ".

7. D'autre part, aux termes de l'article 2224 du code civil dans sa rédaction issue de la loi du 17 juin 2008 : " Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer. " Aux termes de l'article 2241 du code civil dans sa rédaction issue de la même loi : " La demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion. ". Aux termes de l'article 2239 du code civil dans sa rédaction résultant de la même loi : " La prescription est également suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès. Le délai de prescription recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée ". Enfin, l'article 26 de la loi du 17 juin 2008 dispose que : " (...) II. - Les dispositions de la présente loi qui réduisent la durée de la prescription s'appliquent aux prescriptions à compter du jour de l'entrée en vigueur de la présente loi, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure. III. - Lorsqu'une instance a été introduite avant l'entrée en vigueur de la présente loi, l'action est poursuivie et jugée conformément à la loi ancienne. Cette loi s'applique également en appel et en cassation. ".

8. Il résulte de l'instruction que l'État a eu connaissance de la présence d'amiante au mois de juillet 2004. À cette date, l'action en responsabilité contractuelle dont il disposait était soumise à une prescription trentenaire qui a été ramenée à cinq ans à compter de l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008. Le délai de prescription de trente ans a été interrompu le 19 octobre 2004 par une requête présentée par l'État, pris en la personne du garde des sceaux, ministre de la justice, afin d'obtenir du président du tribunal administratif de Grenoble la désignation d'un expert.

9. Si l'article 2239 du code civil dans sa rédaction issue de la loi du 17 juin 2008 prévoit la suspension du délai de prescription jusqu'à l'exécution de la mesure d'instruction ordonnée, cette disposition ne s'applique qu'aux mesures d'instruction, telles que les expertises, ordonnées à compter du 19 juin 2008 et n'est donc pas applicable à l'expertise ordonnée le 12 novembre 2004, dont la mission a été étendue par une ordonnance du 10 décembre 2004. Dès lors, la demande adressée au président du tribunal administratif de Grenoble de diligenter une expertise n'a interrompu le délai de prescription que jusqu'à l'extinction de l'instance en référé, soit à la date à laquelle est intervenue l'ordonnance désignant un expert puis de celle étendant sa mission. Ainsi, le délai de prescription n'a pas recommencé à courir à compter du 8 novembre 2012, date de dépôt du rapport d'expertise, mais à compter du 10 décembre 2004. Il ne résulte pas de l'instruction et n'est pas davantage allégué qu'une autre cause d'interruption ou de suspension du délai de prescription serait intervenue.

10. En application des dispositions de l'article 2224 du code civil dans sa version issue de la loi du 17 juin 2008 et de l'article 26 de cette loi, un nouveau délai de prescription de cinq ans est né à compter du 19 juin 2008 jusqu'au 19 juin 2013. Dans ces conditions, lorsque l'État a introduit sa requête devant le tribunal administratif de Grenoble, le 22 novembre 2016, le délai de prescription de cinq ans était expiré à l'encontre des sociétés Socotec et Norisko Coordination.

Sur la recevabilité de l'action contractuelle :

11. La réception est l'acte par lequel le maître d'ouvrage déclare accepter l'ouvrage, avec ou sans réserve, et elle met fin aux rapports contractuels entre le maître de l'ouvrage et les constructeurs en ce qui concerne la réalisation de ce dernier. Si elle interdit, par conséquent, au maître de l'ouvrage d'invoquer, après qu'elle a été prononcée, et sous réserve de la garantie de parfait achèvement, des désordres apparents causés à l'ouvrage ou des désordres causés aux tiers, dont il est alors réputé avoir renoncé à demander la réparation, elle ne met fin aux obligations contractuelles des constructeurs que dans cette seule mesure. Ainsi, la réception demeure, par elle-même, sans effet sur les droits et obligations financiers nés de l'exécution du marché dont la détermination intervient définitivement lors de l'établissement du solde du décompte définitif. Seule l'intervention du décompte général et définitif du marché a pour conséquence d'interdire au maître de l'ouvrage toute réclamation à cet égard.

12. Il résulte de l'instruction que les dommages dont l'État demande réparation sur un terrain contractuel à M. B... et aux sociétés Ingerop Conseil et Ingénierie et MTS ne sont pas relatifs à l'état de l'ouvrage achevé mais aux préjudices financiers résultant de la présence d'amiante. Ainsi, la réception de l'ouvrage n'a pas, en ce qui concerne ces préjudices, mis fin aux obligations des constructeurs envers l'État.

13. D'une part, si les stipulations de l'article 12 du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés de prestations intellectuelles, dans leur rédaction applicable au litige, prévoient qu'une fois le projet de décompte transmis par le titulaire, le montant du décompte est arrêté par la personne responsable du marché, elles n'impliquent pas que la validation du projet soit formalisée par une décision explicite lorsque le maître d'ouvrage auquel le titulaire a transmis son projet de décompte ne le modifie pas et procède au versement des sommes correspondantes.

14. Il résulte de l'instruction qu'à la suite de la transmission le 11 juin 2009 du décompte général de l'équipe de maîtrise d'œuvre, l'État a procédé le 6 août 2009 au règlement du solde de ce décompte. Le décompte du marché a ainsi acquis un caractère définitif à la date du règlement de ce solde. Le caractère définitif du décompte fait obstacle à que l'État puisse rechercher la responsabilité contractuelle de M. B... et de la société Ingerop Conseil et Ingénierie.

15. D'autre part et en revanche, si l'État a réglé le solde du marché de la société MTS, dont le marché a été résilié, aucun décompte de résiliation n'a été établi en méconnaissance des stipulations de l'article 46.1 du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux approuvé par le décret du 21 janvier 1976. Par suite, la société MTS n'est pas fondée à soutenir que l'État n'est pas recevable à demander sa condamnation à l'indemniser de son préjudice.

Sur la responsabilité contractuelle de la société MTS et sans qu'il soit besoin d'examiner la régularité de l'expertise :

16. Il résulte de l'instruction que la société MTS avait pour obligation, en vertu de l'article 1.2 du cahier des clauses techniques particulière (CCTP) de son lot, de procéder à la dépose et à l'évacuation conformément à la règlementation en vigueur des produits amiantés relevés et localisés dans le rapport de diagnostic établi par le bureau Alpes Contrôles du 10 avril 1997 et dans le rapport établi par la société Socotec du 5 décembre 2003. Ces documents étaient joints au dossier de consultation. Les prestations de désamiantage comprenaient aussi le plan de retrait, les installations de chantier, les mesures et les analyses préalables et après intervention, la gestion des déchets et les nettoyages. L'article 2.1 du CCTP de son lot imposait à la société MTS d'exécuter les travaux en respectant la règlementation relative à l'amiante et notamment l'arrêté du 2 janvier 2002 relatif au repérage des matériaux et produits contenant de l'amiante avant démolition en application de l'article 10.4 du décret n° 96-97 du 7 février 1996.

17. D'une part, la société MTS n'était pas tenue par son marché d'apprécier la conformité aux dispositions règlementaires applicables et la complétude au regard des stipulations du marché de la société Socotec du rapport de repérage établi par cette dernière. Une telle appréciation incombait à la maîtrise d'œuvre, qui est tenue à un devoir général de conseil. Par suite, l'État n'est pas fondé à rechercher la responsabilité contractuelle de la société MTS pour ne pas avoir alerté le maître d'ouvrage sur les insuffisances du rapport de la société Socotec. Au demeurant, la société MTS, lors de la découverte le 6 juillet 2004 de la présence d'amiante qui n'avait pas été auparavant repérée dans des joints entre les cloisons amovibles et des gaines de ventilation dans les faux-plafonds, a préconisé, par courrier du 14 juillet 2004 adressé au conducteur d'opération, un arrêt du chantier.

18. D'autre part, la société MTS devait, en application de l'article 4.2 du CCTP de son lot, déposer des panneaux vissés de fibrociment en amiante, qui sont des matériaux non friables, et non des plaques de type Pical, qui est un matériau amiantifère de type cartonneux et friable. Le plan de retrait d'amiante de la société MTS faisait état de la présence d'amiante non friable sur les trappes de visite au niveau des piles et indiquait que ces plaques étaient simplement vissées et dans un parfait état de conservation. Le bordereau de suivi des déchets d'amiante de la société MTS mentionnait du fibrociment et une filière d'élimination de classe 2, vers laquelle peuvent être évacués les déchets amiantés non friables et intègres telles que les plaques de fibrociment. À l'achèvement des travaux de désamiantage des piles d'escaliers 2 et 4, la société MTS a fait procéder, les 17 et 26 juin 2004, par un laboratoire tiers, à des mesures de restitution primaire des lieux, qui ont conclu à l'absence de fibre d'amiante dans l'air. Il n'est ainsi pas établi que la société MTS aurait démonté des plaques de type Pical.

19. Il résulte de ce qui précède que l'État n'est pas fondé à rechercher la responsabilité contractuelle de la société MTS à raison de la pollution du chantier et à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté sa demande.

Sur les frais d'expertise :

20. Il y a lieu de laisser les frais d'expertise, taxés et liquidés à la somme de 74 756, 39 euros par ordonnance du président du tribunal administratif de Grenoble du 27 novembre 2012, à la charge définitive de l'État.

Sur les frais du litige en première instance :

21. Le tribunal a considéré qu'il n'y avait pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par les défendeurs sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il ne ressort pas des pièces du dossier que le tribunal aurait fait une appréciation erronée de ces circonstances.

Sur les frais du litige en appel :

22. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'État la somme de 2 000 euros chacune à verser à la société Dekra Industrial, venue aux droits de la société Norisko Coordination, et à la société MTS au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. En revanche, il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par les sociétés Ingerop Conseil et Ingénierie, Socotec Construction et Aditec et M. B... au titre des mêmes dispositions.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête du garde des sceaux, ministre de la justice est rejetée.

Article 2 : L'État versera aux sociétés Dekra Industrial et MTS la somme de 2 000 euros chacune au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au garde des sceaux, ministre de la justice, aux sociétés Socotec Construction, Maintenance Travaux Spéciaux, Ingerop Conseil et Ingénierie, Dekra Industrial, Aditec et Cerenn Industrie et à M. D... B....

Délibéré après l'audience du 16 juin 2022, à laquelle siégeaient :

Mme Michel, présidente,

Mme Duguit-Larcher, première conseillère,

M. Rivière, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 18 juillet 2022.

Le rapporteur,

C. A...La présidente,

C. Michel

Le greffier,

J. Billot

La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition,

Le greffier,

2

N° 20LY02063


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Lyon
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 20LY02063
Date de la décision : 18/07/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

39-06-01 Marchés et contrats administratifs. - Rapports entre l'architecte, l'entrepreneur et le maître de l'ouvrage. - Responsabilité des constructeurs à l'égard du maître de l'ouvrage.


Composition du Tribunal
Président : Mme MICHEL
Rapporteur ?: M. Christophe RIVIERE
Rapporteur public ?: M. SAVOURE
Avocat(s) : SCP CASTON TENDEIRO

Origine de la décision
Date de l'import : 02/08/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.lyon;arret;2022-07-18;20ly02063 ?
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