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23/12/2022 | FRANCE | N°21NT00733

France | France, Cour administrative d'appel de Nantes, 6ème chambre, 23 décembre 2022, 21NT00733


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... C... a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat, en sa qualité d'employeur, à lui verser les sommes de 15 000 et 12 000 euros augmentées des intérêts légaux capitalisés, en réparation du préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence qui résultent de la carence fautive de l'Etat (ministère de la défense) à l'avoir exposé pendant de nombreuses années à l'inhalation de poussières d'amiante sans aucun moyen de protection efficace, et de mettre à la cha

rge de l'Etat une somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... C... a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat, en sa qualité d'employeur, à lui verser les sommes de 15 000 et 12 000 euros augmentées des intérêts légaux capitalisés, en réparation du préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence qui résultent de la carence fautive de l'Etat (ministère de la défense) à l'avoir exposé pendant de nombreuses années à l'inhalation de poussières d'amiante sans aucun moyen de protection efficace, et de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1803395 du 7 janvier 2021, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à lui verser la somme de 10 000 euros en réparation de son seul préjudice moral, a mis à la charge de l'Etat le versement de la somme de 800 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et a rejeté le surplus des conclusions de la demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoire complémentaires, enregistrés les 12 et 17 mars 2021, les 11 et 15 mars 2022 et le 13 mai 2022, la ministre des armées demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Rennes du 7 janvier 2021, en tant qu'il a prononcé des condamnations à son encontre ;

2°) de rejeter la demande présentée devant le tribunal administratif par M. C....

Elle soutient que :

- il y a lieu, tout d'abord, d'opposer comme en première instance à la créance de M. C... sur l'Etat l'exception de prescription quadriennale ; s'agissant du préjudice d'anxiété lié à l'exposition aux poussières d'amiante, le juge judiciaire et le juge administratif estiment que la date de naissance de ce préjudice correspond nécessairement au moment où la personne a concrètement et légitimement pris conscience du risque qu'elle courait de déclarer, un jour, une pathologie liée à l'amiante ; ces juges estiment que lorsque la victime est éligible à un régime de retraite anticipé au titre de son exposition à l'amiante, lui permettant d'obtenir l'allocation spécifique de cessation anticipée pour certains ouvriers de l'Etat et agents civils du ministère de la défense ou l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante, alors la prise de conscience du risque de tomber malade est considérée comme objectivement effective au plus tard à la date de publication au JO de l'arrêté ministériel ayant inscrit l'établissement dans lequel travaillait la personne sur la liste de ceux permettant d'être éligible ; or les anciens militaires de la marine nationale ne sont pas éligibles au régime de préretraite amiante ; s'il n'a pas été jugé nécessaire de mettre en place un régime de préretraite pour ces agents, c'est que leur exposition à l'amiante n'est pas considérée comme un risque majeur inhérent à leur activité professionnelle ; par conséquent, la responsabilité de l'Etat ne saurait être engagée à leur égard dans les mêmes conditions que les anciens ouvriers de l'Etat éligibles aux allocations précitées ; c'est à tort que le tribunal a estimé que le point de départ de la prescription devait être fixé au 12 mars 2015, date d'émission de l'attestation d'exposition à l'amiante délivrée à M. C... ; l'usage de cette substance a été progressivement restreint par la réglementation dès 1977 et ce, jusqu'à son interdiction en 1996 ; et dès 1997, ainsi que le relève M. C... lui-même, les établissements utilisant de l'amiante ont mis en place de nouvelles procédures pour assurer la protection des agents ; à compter de cette date, l'intéressé ne pouvait ignorer que les bâtiments sur lesquels il servait contenaient des matériaux amiantés ; M. C... n'ayant plus été embarqué après le 1er août 2010, le délai de prescription de sa créance a commencé à courir le 1er janvier 2011 pour s'achever le 31 décembre 2014 ;

- la seule attestation délivrée par la direction du personnel militaire de la marine nationale (DPMM), qui s'inscrit dans le cadre d'un suivi médical post-professionnel, ne saurait valoir reconnaissance de l'exposition à l'inhalation de poussières d'amiante ou de contact avec des matériaux renfermant cette substance ; elle ne suffit pas à établir que l'Etat devait prendre des mesures de protection et de prévention de ses agents, d'autant qu'elle diffère de l'attestation prévue à l'article R. 4412-94 du code du travail, qu'elle n'est pas établie conjointement avec le médecin de prévention et qu'elle se borne à indiquer que l'intéressé a embarqué sur des navires renfermant de l'amiante, ce qui ne signifie pas qu'il a été exposé à l'émission de fibres d'amiante ; on ne saurait déduire de la délivrance de cette attestation, mesure à vocation sociale et à caractère purement gracieux, une faute de l'Etat ; la faute de l'Etat n'est dès lors pas démontrée et sa responsabilité ne saurait ainsi être engagée en l'absence de carence fautive dans la mise en œuvre de mesure de protection et de prévention de ses agents ; la seule circonstance que l'agent ait embarqué à bord de navires contenant de l'amiante ne saurait donc suffire à établir la responsabilité de l'administration ;

- l'exposition effective de M. C... aux poussières d'amiante n'est pas établie par les pièces du dossier ; l'étude publiée dans la revue Pneumologie ne concerne pas seulement la marine française ; les témoignages produits par le requérant n'ont aucune valeur probante ; seuls les agents dont l'exposition est avérée dans le cadre de leurs fonctions bénéficient, outre du suivi médical post-professionnel, d'un suivi médical professionnel, ce qui n'est pas le cas de l'intéressé dont l'activité ne nécessitait aucune mesure de protection et de prévention ; il était détecteur anti sous-marin, fonction qui ne saurait l'avoir exposé aux poussière d'amiante ; intégré aux équipes de combat au sein du central opérations, le détecteur anti sous-marin est l'oreille du bâtiment pour identifier toutes les menaces sous-marines ; il peut aussi se spécialiser et devenir conseiller du commandant en acoustique ou expert dans l'analyse des sons détectés ; la spécialisation " guerre et mines " permet de devenir expert dans la détection des dangers statiques immergés : mines, obstacles naturels ;

- seule l'exposition avérée à l'inhalation de poussières d'amiante déconfinées, et non le seul risque d'exposition personnelle à l'amiante, peut être à l'origine d'un préjudice d'anxiété ; le préjudice doit être en lien direct et certain avec la faute ; M. C... n'a sollicité la délivrance de l'attestation en cause qu'en 2015 alors que sa dernière affectation date de 2010, soit 5 années plus tard, et n'a jamais demandé à bénéficier d'un suivi post-professionnel préventif ; les termes généraux et non circonstanciés du certificat médical versé au dossier par l'intéressé n'établissent pas qu'il aurait bénéficié d'un suivi médical en lien avec son angoisse de développer une maladie liée à une exposition aux poussières d'amiante.

Par un mémoire en défense, enregistré le 26 mai 2021, M. C..., représenté par Me Quinquis, conclut au rejet de la requête, et, par la voie de l'appel incident, à ce que la somme de 10 000 euros allouée par le tribunal administratif de Rennes soit portée à la somme totale de 27 000 euros, assortie des intérêts à compter de la saisine de la commission des recours des militaires et de leur capitalisation, enfin, à ce que la somme de 3500 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que la prescription quadriennale doit être écartée et que les moyens soulevés par la ministre des armées ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;

- le décret n° 77-949 du 17 août 1977 modifié ;

- le code du travail ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendu au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. B... ;

- et les conclusions de Mme Malingue, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. M. C..., né le 23 novembre 1960, a exercé des fonctions sur plusieurs bâtiments de la marine nationale entre les années 1978 et 2010. Le 28 novembre 2017, il a sollicité la réparation du préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence résultant de son exposition aux poussières d'amiante. L'intéressé a, par un courrier en date du 7 février 2018, contesté le rejet implicite de sa demande devant la commission de recours des militaires (CRM). Son recours a été rejeté par une décision de la ministre des armées du 17 mai 2018. M. C... a, le 17 juillet 2018, saisi le tribunal administratif de Rennes afin qu'il prononce la condamnation de l'Etat à l'indemniser de ces préjudices.

2. Par un jugement du 7 janvier 2021, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à lui verser la somme de 10 000 euros, tous intérêts compris, en réparation de son seul préjudice moral et a rejeté le surplus de ses conclusions. La ministre des armées relève appel de ce jugement en tant qu'il a reconnu une faute de l'Etat et a indemnisé l'intéressé M. C... présente des conclusions d'appel incident tendant à ce que la somme de 10 000 euros allouée par les premiers juges soit portée à la somme totale de 27 000 euros, assortie des intérêts au taux légal et de leur capitalisation, en réparation de son préjudice d'anxiété, pour 15 000 euros, et de ses troubles dans les conditions d'existence, pour 12 000 euros.

Sur le cadre juridique général :

3. La personne qui recherche la responsabilité d'une personne publique en sa qualité d'employeur et qui fait état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir une exposition effective aux poussières d'amiante susceptible de l'exposer à un risque élevé de développer une pathologie grave et de voir, par là même, son espérance de vie diminuée, peut obtenir réparation du préjudice moral tenant à l'anxiété de voir ce risque se réaliser. Dès lors qu'elle établit que l'éventualité de la réalisation de ce risque est suffisamment élevée et que ses effets sont suffisamment graves, la personne a droit à l'indemnisation de ce préjudice, sans avoir à apporter la preuve de manifestations de troubles psychologiques engendrés par la conscience de ce risque élevé de développer une pathologie grave.

4. Doivent ainsi être regardées comme faisant état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir qu'elles ont été exposées à un risque élevé de pathologie grave et de diminution de leur espérance de vie, dont la conscience suffit à justifier l'existence d'un préjudice d'anxiété indemnisable, les personnes qui justifient avoir été, dans l'exercice de leurs fonctions, conduites à intervenir sur des matériaux contenant de l'amiante et, par suite, directement exposées à respirer des quantités importantes de poussières issues de ces matériaux. Doivent également être regardés comme justifiant d'un préjudice d'anxiété indemnisable, eu égard à la spécificité de leur situation, les marins qui, sans intervenir directement sur des matériaux amiantés, établissent avoir, pendant une durée significativement longue, exercé leurs fonctions et vécu, de nuit comme de jour, dans un espace clos et confiné comportant des matériaux composés d'amiante, sans pouvoir, en raison de l'état de ces matériaux et des conditions de ventilation des locaux, échapper au risque de respirer une quantité importante de poussières d'amiante.

5. Le montant de l'indemnisation du préjudice d'anxiété prend notamment en compte, parmi les autres éléments y concourant, la nature des fonctions exercées par l'intéressé et la durée de son exposition aux poussières d'amiante.

Sur la responsabilité de l'Etat en qualité d'employeur :

6. La responsabilité de l'administration, notamment en sa qualité d'employeur, peut être engagée à raison de la faute qu'elle a commise, pour autant qu'il en résulte un préjudice direct et certain. A le caractère d'une faute, le manquement à l'obligation de sécurité à laquelle l'employeur est tenu envers son agent, lorsqu'il a ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé ce dernier et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver. Il n'est pas contesté que la nocivité de l'amiante et la gravité des maladies dues à son exposition étaient pour partie déjà connues avant 1977 et que le décret susvisé du 17 août 1977 relatif aux mesures d'hygiène particulières applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante, a imposé des mesures de protection de nature à réduire l'exposition des agents aux poussières d'amiante ainsi que des contrôles de la concentration en fibres d'amiante dans l'atmosphère des lieux de travail.

7. Il résulte de l'instruction que, sur les navires de la marine nationale construits jusqu'à la fin des années quatre-vingt, l'amiante était utilisée de façon courante comme isolant pour calorifuger tant les tuyauteries que certaines parois et certains équipements de bord, de même que les réacteurs et moteurs des avions de l'aéronavale. Ces matériaux d'amiante avaient tendance à se déliter du fait des contraintes physiques imposées à ces matériels, de la chaleur, du vieillissement du calorifugeage, ou de travaux d'entretien en mer ou au bassin. En conséquence, les marins servant sur les bâtiments de la marine nationale, qui ont vécu et travaillé dans un espace souvent confiné, sont susceptibles d'avoir été exposés à l'inhalation de poussières d'amiante.

8. Si la ministre des armées soutient que la responsabilité pour faute de l'Etat ne saurait être engagée, il y a lieu tout d'abord de constater que l'Etat n'apporte pas davantage en appel qu'en première instance la preuve que des mesures de protection et de prévention aient été effectivement mises en œuvre et reçu concrètement exécution au sein de la marine nationale durant les périodes d'affectation de M. C... à bord de divers bâtiments de surface entre 1978 et 2010. A cet égard, la ministre se borne à se référer à la publication de dispositions visant à assurer notamment la protection individuelle et collective des marins contre les poussières d'amiante à compter de 1996. La ministre ne conteste pas notamment que les marins, présents de manière permanente et confinée sur les bâtiments, ne disposaient d'aucune protection spécifique pour l'exécution des tâches qui leur étaient confiées.

9. La ministre des armées soutient, pour écarter tout engagement de la responsabilité de l'Etat, que l'attestation délivrée le 12 mars 2015 par la direction du personnel militaire de la marine nationale (DPMM) à M. C... selon laquelle " pendant ses affectations, l'intéressé a[vait] été exposé aux risques présentés par l'inhalation de poussières d'amiante " ne saurait valoir reconnaissance de l'exposition de cet agent à l'inhalation de poussières d'amiante ou de contact avec des matériaux renfermant cette substance dès lors que cette attestation, présentée comme une mesure à vocation sociale et à caractère purement gracieux, ne s'inscrit que dans le cadre d'un suivi médical post-professionnel, qu'elle diffère de l'attestation prévue à l'article R. 4412-94 du code du travail et n'est pas établie conjointement avec le médecin de prévention. Toutefois, ces différentes circonstances sont sans incidence sur le constat rapporté par l'administration militaire dans cette même attestation tenant au fait que M. C..., capitaine de frégate avait, du 17 juillet 1978 au 1er novembre 1978, du 18 avril 1979 au 7 décembre 1980, du 8 décembre 1980 au 29 août 1982, du 18 juillet 1983 au 16 juin 1985, du 17 juin 1985 au 13 septembre 1987, du 29 octobre 1987 au 31 août 1988, du 12 août 1989 au 11 août 1991, du 12 août 1991 au 1er septembre 1992, du 2 août 1993 au 29 juin 1995, du 30 juin 1995 au 28 juillet 1997, du 29 juillet 1997 au 27 juillet 1999, du 28 octobre 1999 au 8 juillet 2001, du 24 juin 2002 au 19 septembre 2004, du 7 mai 2008 au 21 mai 2008, du 25 juillet 2008 au 1er août 2010, été affecté ou mis pour emploi sur des navires - " Colbert ", " Le Normand ", " Du-Chayla ", " Duperre ", " Jeanne-d'Arc ", " De-Grasse ", " Loire ", " De Grasse ", " La Touche-Treville ", " Clémenceau ", " Prairial ", " Orage ", " Primauguet " et " Jeanne d'Arc " - " renfermant des matériaux à base d'amiante, notamment sous forme de calorifugeages ", matériaux dont il a été rappelé plus haut qu'ils avaient tendance à se déliter. Cet élément objectif indiqué dans cette attestation qui récapitule précisément les différentes affectations de M. C..., contrairement à ce qu'avance la ministre, permet de caractériser suffisamment l'existence du risque pour ce marin embarqué en contact quasi-permanent avec l'amiante sur son lieu de travail et dans tous les moments de sa vie quotidienne, notamment lors des repos et repas, d'avoir été exposé à l'inhalation de poussières d'amiante, dont la dispersion était d'ailleurs facilitée par les systèmes de ventilation en fonction et contre lequel, ainsi que dit au point précédent, aucune mesure de protection particulière n'a effectivement été mise en œuvre.

10. Il résulte de ce qui a été dit aux points 8 et 9 que l'Etat employeur doit être regardé comme ayant fait preuve d'une carence fautive dans la mise en œuvre effective, obligation qui lui incombait, des mesures de protection contre les poussières d'amiante auxquelles M. C... a pu être exposé. Cette carence est de nature à engager sa responsabilité.

Sur l'exception de prescription quadriennale :

11. Aux termes de l'article 1er de la loi susvisée du 31 décembre 1968 modifiée relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'Etat (...) toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis (...) ". Aux termes de l'article 2 de la même loi : " La prescription est interrompue par : / (...) Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, alors même que l'administration saisie n'est pas celle qui aura finalement la charge du règlement. / Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance ; / Toute communication écrite d'une administration intéressée, même si cette communication n'a pas été faite directement au créancier qui s'en prévaut, dès lors que cette communication a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance ; (...)". Aux termes de l'article 3 de cette loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement. ".

12. Il résulte de ces dispositions que le point de départ de la prescription quadriennale est la date à laquelle la victime est en mesure de connaître de façon suffisamment précise l'origine et la gravité du dommage qu'elle a subi ou est susceptible de subir. Dans le cas du préjudice moral d'anxiété dont peuvent se prévaloir les agents publics qui ne sont pas bénéficiaires de l'un des dispositifs législatifs d'indemnisation mis en place, cette connaissance naît de la conscience prise par l'intéressé qu'il court le risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d'une espérance de vie diminuée.

13. La ministre des armées soutient que l'année 1997 doit être considérée comme le point de départ à partir duquel la prescription quadriennale a commencé à courir, en estimant que les marins, dans la situation du requérant, bénéficiaient dès cette époque de mesures de protection et d'une surveillance médicale spéciale. Elle se prévaut à ce titre de la circulaire du 9 octobre 1997 relative à la surveillance médicale du personnel exposé à l'inhalation de poussières de fibres minérales artificielles (NOR DEFE9754085C), de l'instruction générale n° 515/DEF/SGA relative à la protection de la population contre les risques sanitaires liés à une exposition à l'amiante dans les immeubles bâtis relevant du ministre de la défense du 22 mai 1998, de la note du 10 mai 2000 N° 17869/DEF/CAB, signée du directeur de cabinet du ministre, relative aux mesures de prévention à adopter face aux dangers de l'amiante présente dans les pièces de rechange et les matériels, des instructions n° 102/DEF/EMM/HSCT du 25 janvier 2001 relative à l'application dans la marine des dispositions réglementaires relatives à la prévention des risques liés à l'amiante, n° 185/DEF/CGA/IS/IT relative au remplacement de pièces amiantées dans les équipements en service du 16 février 2004, n° 008298/DEF/SGA/DMPA/SDP/ENV relative à la gestion des déchets contenant de l'amiante du 8 juin 2009 et n° 2016-18141/DEF/DCSSF relative à la méthodologie applicable à la répartition des opérations de maintenance du matériel naval en présence d'amiante du 20 juillet 2016. Toutefois, ces différents documents, eu égard à leur teneur, notamment leur portée générale, ne permettent pas de tenir pour établi que M. C..., marin embarqué, a fait l'objet de mesures personnelles d'information, de protection et surveillance adaptées et ne peuvent être regardés comme lui ayant permis d'avoir la connaissance suffisante de l'origine et de la gravité du dommage qu'il était susceptible de subir du fait de son exposition à l'amiante durant sa carrière au sein de la marine nationale en qualité de militaire, en ayant été affecté ou mis pour emploi sur des navires ou dans des formations renfermant des matériaux à base d'amiante. Il en est de même pour l'instruction N° 5/DEF/EMM/HSCT du 4 avril 2006 relative à la prévention des risques dus à une exposition à l'amiante à bord des navires de la marine nationale, qui élabore des prescriptions techniques de mesure et élimination de l'amiante sur les navires admis au service actif avant le 1er janvier 2005, et de la note du 6 décembre 2006 du commandant de la Force d'action navale, qui prévoit, certes, en son annexe II, point 4, l'élaboration de " fiches emploi-nuisances " individuelles et d'une notice relative aux activités et interventions sur des matériaux ou appareils susceptibles d'être amiantés, sans qu'aucun élément du dossier ne vienne établir la mise en œuvre effective et la diffusion individuelle de ces instruments. Enfin, le décret du 17 août 1977, relatif aux mesures d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante et le décret du 24 décembre 1996 relatif à l'interdiction de l'amiante n'ont pu, eu égard à leur portée très générale, avoir pour effet de porter à la connaissance de l'intéressé le risque personnel élevé de développer une pathologie grave.

14. Dans ces conditions, l'intéressé doit être regardé comme ayant pris conscience du risque élevé de développer une pathologie grave en raison de son exposition à l'amiante au plus tôt le 12 mars 2015, date de l'attestation personnelle par laquelle le ministre de la défense, après avoir précisé les périodes et navires d'embarquement de M. C..., a indiqué qu'il avait en conséquence été exposé aux risques présentés par l'inhalation de poussières d'amiante. Dès lors, le délai de prescription ayant commencé à courir, au plus tôt, à compter du 1er janvier 2016, c'est à tort que la ministre des armées soutient que le jugement attaqué a écarté à tort l'exception de prescription quadriennale dont elle se prévaut.

Sur l'étendue des préjudices subis par M. C... :

15. M. C... a droit à l'indemnisation des préjudices qu'il subit, qui sont certains et résultent directement de la carence fautive de l'Etat.

En ce qui concerne le préjudice moral :

16. La personne qui recherche la responsabilité d'une personne publique en sa qualité d'employeur et qui fait état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir une exposition effective aux poussières d'amiante susceptible de l'exposer à un risque élevé de développer une pathologie grave et de voir, par là même, son espérance de vie diminuée, peut obtenir réparation du préjudice moral tenant à l'anxiété de voir ce risque se réaliser. Dès lors qu'elle établit que l'éventualité de la réalisation de ce risque est suffisamment élevée et que ses effets sont suffisamment graves, la personne a droit à l'indemnisation de ce préjudice, sans avoir à apporter la preuve de manifestations de troubles psychologiques engendrés par la conscience de ce risque élevé de développer une pathologie grave.

17. Doivent ainsi être regardés comme faisant état d'éléments personnels et circonstanciés de nature à établir qu'ils ont été exposées à un risque élevé de pathologie grave et de diminution de leur espérance de vie, les marins qui, sans intervenir directement sur des matériaux amiantés, établissent avoir, pendant une durée significativement longue, exercé leurs fonctions et vécu, de nuit comme de jour, dans un espace clos et confiné comportant des matériaux composés d'amiante, sans pouvoir, en raison de l'état de ces matériaux et des conditions de ventilation des locaux, échapper au risque de respirer une quantité importante de poussières d'amiante.

18. Pour contester la somme de 10 000 euros mise à la charge de l'Etat en réparation du préjudice moral subi par M. C..., la ministre des armées soutient que ce dernier n'a jamais demandé à bénéficier d'un suivi post-professionnel préventif et que cet agent n'a sollicité la délivrance de l'attestation dont il s'est prévalu, évoquée au point 9, qu'en 2015 alors que sa dernière affectation date de 2010. Cependant, d'une part, si M. C... indique qu'il n'a pas développé de pathologie asbestosique, il est désormais admis, sur le plan scientifique, que l'inhalation de poussières d'amiante, sur une durée longue, peut, à plus ou moins long terme, et parfois vingt à trente ans après l'exposition, être la cause de cancers bronchiques mortels, les études versées au débat montrant que les poussières d'amiante inhalées sont définitivement absorbées par les poumons sans que l'organisme puisse les éliminer. D'autre part, il résulte de l'instruction, en particulier des précisions données dans le mémoire du 30 janvier 2019 présenté devant le tribunal administratif, qui donnent une description des conditions de vie et de travail de M. C... pendant les années où il a été affecté sur différents navires de la marine nationale, que ce marin doit être regardé comme ayant effectivement été exposé à l'inhalation de poussières d'amiante. Il est ainsi rappelé qu'il a été amené à travailler dans des locaux techniques où l'amiante était présente à tous les niveaux, principalement dans les compartiments machine. Aucune pièce apportée par l'administration ne permet de remettre sérieusement en cause ces éléments. Enfin, si la ministre indique que la marine nationale n'utilisait pas de peintures amiantées, elle ne conteste pas que les marins, présents de manière permanente et confinée sur les bâtiments, ne disposaient d'aucune protection spécifique pour l'exécution des travaux qu'ils devaient réaliser ou qui étaient réalisés dans les coursives, notamment, par leurs collègues ou par d'autres prestataires. Par suite, c'est à juste titre que les premiers juges ont estimé que M. C... justifiait de l'existence d'un préjudice en lien direct et certain avec son exposition aux poussières d'amiante sans protection tenant à l'anxiété due au risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d'une espérance de vie diminuée.

19. Au regard de son exposition quotidienne au risque d'inhalation de poussières d'amiante pendant ses périodes d'activité sur les navires de la marine nationale renfermant des matériaux à base d'amiante, de la durée de son affectation, soit 23 années, 8 mois et 21 jours au total et des fonctions exercées sur ces bâtiments, les premiers juges n'ont pas fait une appréciation insuffisante du préjudice subi par M. C... en fixant sa réparation à la somme de 10 000 euros.

En ce qui concerne les troubles dans les conditions d'existence :

20. Il est établi de façon statistiquement significative le lien entre une exposition suffisamment longue d'un travailleur aux poussières d'amiante et la baisse de son espérance de vie. Toutefois, si les études statistiques générales établissent effectivement le lien entre une exposition suffisamment longue d'un travailleur aux poussières d'amiante et son espérance de vie ainsi que le risque de contracter une maladie grave, elles ne suffisent pas, à elles seules, à établir les troubles dans les conditions d'existence invoqués par l'agent du seul fait d'une diminution probable de son espérance de vie ou de la possible atteinte d'une telle maladie. Il lui appartient alors d'apporter des éléments complémentaires probants relatifs aux troubles subis dans ses conditions d'existence, tant du point de vue social que de son état de santé.

21. M. C... ne justifie pas davantage en appel qu'en première instance, être soumis à un suivi médical post-professionnel, dont la fréquence éventuelle de contrôles serait telle qu'elle entraîne pour lui un trouble dans ses conditions d'existence, ni éprouver une détresse telle qu'elle témoigne d'une perte d'élan vital accompagnée de perturbation dans son projet de vie. Les attestations de son médecin traitant et de son épouse, qu'il verse aux débats, faisant état de son anxiété et de l'appréhension qu'il éprouve à développer une maladie, ne permettent pas d'établir que la carence fautive de l'Etat serait à l'origine de troubles dans ses conditions d'existence distincts du préjudice moral évoqué ci-dessus et déjà indemnisé. Par suite, les conclusions d'appel incident présentées par M. C..., tendant à ce que la somme de 12 000 euros lui soit accordée en réparation de ce préjudice, ne peuvent qu'être rejetées.

22. Il résulte de tout ce qui précède, que la ministre des armées n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. C... la somme de 10 000 euros. Par ailleurs, les conclusions d'appel incident présentées par M. C... seront rejetées.

Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :

23. Compte tenu de ce qui a été indiqué aux points précédents, M. C... a, conformément à ses conclusions, droit aux intérêts au taux légal sur la somme de 10000 euros à compter du 12 février 2018, date de réception de sa demande préalable par la commission de recours des militaires. Les intérêts seront capitalisés à compter du 12 février 2019, date à laquelle une année d'intérêt était due, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

Sur les frais liés au litige :

24. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat le versement à M. C... d'une somme de 1500 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de la ministre des armées est rejetée.

Article 2 : La somme de 10 000 euros allouée par le tribunal administratif de Rennes sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 12 février 2018 et de leur capitalisation à compter du 12 février 2019 puis à chaque échéance annuelle.

Article 3 : Le jugement n° 1803395 du tribunal administratif de Rennes en date du 7 janvier 2021 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 4 : Le surplus des conclusions d'appel incident de M. C... est rejeté.

Article 5 : L'Etat versera à M. C... une somme de 1500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié au ministre des armées et à M. A... C....

Délibéré après l'audience du 9 décembre 2022, à laquelle siégeaient :

- M. Gaspon, président de chambre,

- M. Coiffet, président-assesseur,

- Mme Gélard, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 23 décembre 2022.

Le rapporteur,

O. B...Le président,

O. GASPON

La greffière,

I. PETTON

La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

N° 21NT00733 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nantes
Formation : 6ème chambre
Numéro d'arrêt : 21NT00733
Date de la décision : 23/12/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. GASPON
Rapporteur ?: M. Olivier COIFFET
Rapporteur public ?: Mme MALINGUE
Avocat(s) : SCP MICHEL LEDOUX ET ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 01/01/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nantes;arret;2022-12-23;21nt00733 ?
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