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20/12/2019 | FRANCE | N°18PA01094

France | France, Cour administrative d'appel de Paris, 8ème chambre, 20 décembre 2019, 18PA01094


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société La Serpe d'Or a demandé au tribunal administratif de Melun de condamner la commune de Melun à lui verser la somme de 243 000 euros en réparation du préjudice subi en raison du programme de rénovation urbaine du quartier des Mézereaux.

Par un jugement n° 1510573 du 2 février 2018, le tribunal administratif de Melun a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête, un mémoire en réplique et des nouveaux mémoires, enregistrés respectivement le 30 mars 201

8, le 11 avril 2019, le 22 avril 2019 et le 26 septembre 2019, la société La Serpe d'Or, représen...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société La Serpe d'Or a demandé au tribunal administratif de Melun de condamner la commune de Melun à lui verser la somme de 243 000 euros en réparation du préjudice subi en raison du programme de rénovation urbaine du quartier des Mézereaux.

Par un jugement n° 1510573 du 2 février 2018, le tribunal administratif de Melun a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête, un mémoire en réplique et des nouveaux mémoires, enregistrés respectivement le 30 mars 2018, le 11 avril 2019, le 22 avril 2019 et le 26 septembre 2019, la société La Serpe d'Or, représentée par Me D..., demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1510573 du 2 février 2018 du tribunal administratif de Melun ;

2°) de condamner la commune de Melun à lui verser la somme de 299 000 euros en réparation du préjudice subi du fait du programme de rénovation urbaine du quartier des Mézereaux ;

3°) de mettre à la charge de la commune de Melun le versement de la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le jugement attaqué est entaché d'irrégularité en ce que le juge n'a pas usé de son pouvoir d'instruction alors qu'il reconnaissait que l'absence d'un document empêchait d'apporter la preuve du litige mais n'en demandait pas la communication ;

- le tribunal administratif a omis de statuer sur le moyen concernant la fermeture du supermarché Aldi et la circonstance que l'opération d'aménagement avait détourné les clients vers le nouveau pôle commercial que représente le supermarché Carrefour, de l'autre côté de la route ;

- le tribunal administratif n'a instruit qu'à décharge, en s'efforçant d'exonérer la commune de Melun de sa responsabilité, et n'a pas fait usage de son pouvoir d'instruction ;

- en retenant l'année 2013 comme année de commencement du dommage, le tribunal administratif a entaché le jugement attaqué d'une erreur de fait ; les appartements des immeubles entourant la boulangerie ont progressivement été abandonnés à partir de 2009 ; avant même l'édiction de l'arrêté de déclaration d'utilité publique en 2012, la commune de Melun avait racheté les murs des commerçants du centre commercial ;

- contrairement à ce qu'a estimé le jugement attaqué, il existe un lien de causalité entre l'opération d'aménagement du quartier des Mézereaux, conduisant à une perte d'attractivité économique de ce quartier, et la perte de la clientèle de la boulangerie, qui a conduit à une baisse du chiffre d'affaires ; elle a subi un dommage anormal et spécial du fait de cette opération de réaménagement urbain, qui a conduit à la démolition des immeubles alentour, à d'importants travaux de voirie occasionnant une gêne dans l'accès à la boulangerie, au déplacement du centre commercial et à des retards du projet, l'ensemble de ces facteurs ayant contribué à la réalisation du dommage, qui doit être indemnisé sur le terrain de la responsabilité sans faute ; ainsi, les premiers juges ne pouvaient examiner chacun des griefs un à un, et les traiter comme des causes indépendantes de potentiels dommages de travaux publics également distincts ;

- la commune de Melun a reconnu sa responsabilité, comme il résulte de ses nombreuses tractations avec la société requérante, de sa proposition de rachat du fonds de commerce, et de sa proposition d'indemnisation du 31 août 2014, réitérée le 30 mars 2015.

Par un mémoire en défense, enregistré le 31 décembre 2018, et trois nouveaux mémoires, enregistrés le 12 avril 2019, le 3 mai 2019 et le 4 novembre 2019, la commune de Melun, représentée par Me B..., conclut au rejet de la requête et à ce que le versement de la somme de 4 000 euros soit mis à la charge de la société La Serpe d'Or sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que les moyens soulevés par la société La Serpe d'Or ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. A...,

- les conclusions de Mme Bernard, rapporteur public,

- et les observations de Me E... substituant Me D..., avocat de la société La Serpe d'Or, et de Me B..., avocat de la commune de Melun.

Une note en délibéré a été présentée par la commune de Melun le 14 novembre 2019 et une note en délibéré a été présentée par la société La Serpe d'Or le 15 novembre 2019.

Considérant ce qui suit :

Sur la responsabilité de la commune de Melun, et sans qu'il soit besoin de statuer sur la régularité du jugement attaqué :

1. Il résulte de l'instruction que M. C... F..., gérant de la SARL La Serpe d'Or, a acheté en 1997 les murs et un fonds de commerce préexistant de boulangerie au 2, avenue des Carmes à Melun, dans le quartier des Mézereaux, qu'il a exploité une boulangerie dont l'activité s'est poursuivie jusqu'à la fin de 2018. A partir de 2008, la commune de Melun a lancé un programme de rénovation urbaine du quartier des Mézereaux, qui comprenait trois actions, la réhabilitation du parc locatif social du quartier, la restructuration du maillage urbain et la création d'un pôle de commerces et de services à l'angle de l'avenue de Meaux et de la rue Lavoisier ; elle a ainsi conclu en 2008 une convention avec l'Agence nationale de rénovation urbaine ; en 2010, l'opérateur investisseur SODES a été retenu pour porter l'ensemble de l'opération mixte de requalification, mais il s'est désisté en 2011, et Bouygues Immobilier a été choisi à sa place en 2012, associé à un autre opérateur pour la partie commerciale. Les travaux et acquisitions foncières nécessaires à la requalification de l'entrée des Mézereaux ont été déclarés d'utilité publique par un arrêté du préfet de Seine-et-Marne du 23 mars 2012. Par un échange de courriers en 2011, la commune de Melun et M. F..., gérant de la société La Serpe d'or, ont convenu d'une réinstallation de son fonds de commerce dans le nouveau pôle commercial dont la livraison était alors prévue pour 2013. La commune de Melun est devenue, le 11 juillet 2012, propriétaire des murs du centre commercial et a maintenu les commerçants dans les lieux, en concluant une convention d'occupation précaire pour une durée indéterminée, jusqu'à la relocalisation dans le nouveau pôle commercial. Le 30 mars 2012, la commune de Melun a informé M. F... que les travaux de rénovation urbaine allaient prendre du retard à la suite de la défection du premier opérateur retenu ; par un courrier du 25 janvier 2012, elle avait consenti, faisant droit à la demande de M. F... qui faisait état d'une perte de clientèle, une baisse du loyer annuel de 40 % du fonds de commerce jusqu'à délocalisation de l'activité. Par un échange de courrier en août 2014, la commune de Melun a reconnu que les opérations de restructuration urbaine connaissaient des difficultés et a proposé à M. F... une négociation amiable afin de l'indemniser, qui n'a pas abouti. Le 1er septembre 2015, M. F... a présenté une demande d'indemnisation de 110 000 euros. La commune de Melun n'ayant pas accepté cette demande, M. F... a saisi le 29 décembre 2015 le tribunal administratif de Melun, qui a rejeté sa requête par le jugement du 2 février 2018 dont la société La Serpe d'Or relève appel.

2. La collectivité publique à l'origine du projet de rénovation urbaine d'un quartier est responsable, même en l'absence de faute, des dommages que la mise en oeuvre de ce projet peut causer aux tiers par rapport à ce projet. Elle ne peut dégager sa responsabilité que si elle établit que ces dommages résultent de la faute de la victime ou d'un cas de force majeure, sans que puisse être invoqué le fait du tiers. Les tiers qui allèguent avoir subi des dommages sont tenus de démontrer, d'une part, le lien de causalité entre la mise en oeuvre du projet de rénovation urbaine d'un quartier et les dommages invoqués et, d'autre part, le caractère grave et spécial du préjudice qu'ils subissent, sauf lorsque le dommage présente un caractère accidentel. A cet égard, n'ouvrent pas droit à indemnité les préjudices qui n'excèdent pas les sujétions susceptibles d'être normalement imposées, dans l'intérêt général, aux tiers présents au sein ou à proximité immédiate d'un quartier objet d'un projet de rénovation urbaine. Il appartient au juge de porter une appréciation globale sur l'ensemble des chefs de dommages allégué.

3. D'une part, il résulte de l'instruction que la boulangerie exploitée par M. F... se trouvait dans un " plot commercial " situé avenue des Carmes, au centre d'un espace entouré par quatre immeubles collectifs importants, et comprenant, en 2009, notamment, une pharmacie, une librairie dépôt de presse, un bar-tabac, une épicerie de produits exotiques, ainsi qu'un petit supermarché situé juste à côté de la boulangerie. Ces immeubles collectifs d'habitation, soit 119 logements selon la commune de Melun, ont été détruits en 2013, après que le projet de réaménagement et les acquisitions foncières nécessaires à sa mise en oeuvre ont été déclarés d'utilité publique le 23 mars 2012, les occupants ayant quitté leurs logements bien auparavant. Outre la démolition de ces immeubles collectifs qui a entraîné une baisse significative de la population se trouvant à proximité immédiate du " plot commercial ", d'importants travaux de voirie ont été réalisés dans la zone, pendant quatre mois, à partir du 20 juillet 2015, qui ont contribué à l'isolement du " plot commercial ", bien qu'ils n'aient toutefois pas interrompus la circulation dans l'avenue des Carmes, où se situe ce " plot commercial ", et que la commune de Melun, en outre, ait fait en sorte que l'accès à ce plot commercial soit toujours possible pour les véhicules, ait mis en place pendant la durée des travaux une campagne d'information continue par voie d'affichage sur site rappelant l'ouverture et l'accessibilité des commerces et ait fait aménager un parc de stationnement provisoire de six places sur le site du plot commercial pour améliorer les conditions de stationnement. Ces travaux, et la diminution qui en a résulté de la population présente à proximité immédiate du " plot commercial ", ont entraîné la fermeture progressive d'une grande partie des commerces qui s'y trouvaient, et en particulier du petit supermarché, ce qui a inéluctablement conduit à une baisse très sensible de la fréquentation par ses clients de la boulangerie, l'achat de pain étant le plus souvent effectué en complément d'autres achats. Enfin, le retard pris par l'opération de réaménagement du quartier des Mézereaux, et notamment la construction du nouveau pôle commercial et de services qui devait être édifié à l'angle de l'avenue de Meaux et de la rue Lavoisier et où le fonds de commerce de boulangerie devait être relocalisé, a aggravé le préjudice commercial subi par la boulangerie dès lors que, comme il a été dit, la commune de Melun était devenue propriétaire des murs depuis le 11 juillet 2012 et qu'ainsi le seul fonds de commerce avait perdu, du fait des travaux, la plus grande partie de sa valeur, contraignant son gérant à demeurer dans les lieux jusqu'à sa relocalisation dans le futur pôle commercial et de services.

4. D'autre part, il résulte de l'instruction que la comparaison des résultats comptables pour la période de dix ans ayant précédé les travaux, de 2000 à 2009 inclus, et des résultats comptables pour la période contemporaine de ces travaux, de 2010 à 2018 inclus, fait apparaître pour la première période un résultat d'exploitation moyen annuel de 7 039 euros et un résultat net moyen annuel de 6 205 euros, et, pour la seconde période, un résultat d'exploitation moyen annuel de 1 777 euros et un résultat net moyen annuel de 845 euros, soit, pour l'ensemble de la période de neuf ans, de 2010 à 2018, contemporaine des travaux, une perte totale cumulée de 47 358 euros pour le résultat d'exploitation et une perte totale cumulée de 48 240 euros pour le résultat net. Cette perte, nonobstant l'absence d'une corrélation temporelle totale entre les résultats comptables annuels du fonds de commerce et le calendrier des travaux en cause, dont il résulte de l'instruction qu'ils ont effectivement commencé et fait sentir leurs effets en 2010 et non en 2009, doit être regardée, alors en particulier qu'il ne résulte pas de l'instruction que cette perte trouverait, au moins partiellement, son origine dans une ou des causes autres que les travaux, comme étant en lien avec ces travaux et présentant un caractère anormal.

5. Il résulte de ce qui précède que, contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges dans le jugement attaqué, la société La Serpe d'Or a subi, du fait du projet de rénovation urbaine du quartier des Mézereaux et de ses conséquences, un préjudice anormal et spécial qui excède celui découlant des sujétions susceptibles d'être normalement imposées, dans l'intérêt général, aux tiers présents au sein ou à proximité immédiate d'un quartier objet d'un projet de rénovation urbaine.

Sur le préjudice :

6. Il sera fait une juste appréciation du préjudice subi par la société La Serpe d'Or en l'évaluant, sur la base de ce qui a été calculé au point 4 ci-dessus, à la somme totale de 48 000 euros.

7. Il résulte de tout ce qui précède que la société La Serpe d'Or est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué du 2 février 2018, le tribunal administratif de Melun a rejeté sa demande indemnitaire.

Sur les frais liés à l'instance :

8. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de La Serpe d'Or qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que la commune de Melun demande au titre des frais d'instance. Il y a lieu en revanche de mettre à la charge de cette dernière une somme de 1 500 euros à verser à La Serpe d'Or sur le fondement des mêmes dispositions.

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement n° 1510573 du 2 février 2018 du tribunal administratif de Melun est annulé.

Article 2 : La commune de Melun est condamnée à verser à la société La Serpe d'Or la somme de 48 000 euros.

Article 3 : La commune de Melun versera à la société La Serpe d'Or une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la société La Serpe d'Or et à la commune de Melun.

Délibéré après l'audience du 14 novembre 2019, à laquelle siégeaient :

- M. Lapouzade, président,

- M. A..., président assesseur,

- Mme Larsonnier, premier conseiller.

Lu en audience publique, le 20 décembre 2019.

Le rapporteur,

I. A...Le président,

J. LAPOUZADE

Le greffier,

Y. HERBERLa République mande et ordonne au préfet de la Seine-et-Marne en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

5

N° 18PA01094


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Paris
Formation : 8ème chambre
Numéro d'arrêt : 18PA01094
Date de la décision : 20/12/2019
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

67-03-04 Travaux publics. Différentes catégories de dommages. Dommages créés par l'exécution des travaux publics.


Composition du Tribunal
Président : M. LAPOUZADE
Rapporteur ?: M. Ivan LUBEN
Rapporteur public ?: Mme BERNARD
Avocat(s) : BOUILLOT

Origine de la décision
Date de l'import : 07/01/2020
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.paris;arret;2019-12-20;18pa01094 ?
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