La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/07/2023 | FRANCE | N°22PA01764

France | France, Cour administrative d'appel de Paris, 4ème chambre, 17 juillet 2023, 22PA01764


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure

La société Cityscoot a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à lui verser la somme de 213 775 euros en réparation des préjudices subis du fait des dommages occasionnés sur ses véhicules lors des manifestations de " gilets jaunes " le 5 janvier 2019, le 9 février 2019, le 16 mars 2019 et le 20 avril 2019.

Par un jugement n° 2011381 du 15 février 2022, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour

Par une requête enregistrée

le 19 avril 2022, la société Cityscoot, représentée par

Me Levain, demande à la Cour :

1°) ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure

La société Cityscoot a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à lui verser la somme de 213 775 euros en réparation des préjudices subis du fait des dommages occasionnés sur ses véhicules lors des manifestations de " gilets jaunes " le 5 janvier 2019, le 9 février 2019, le 16 mars 2019 et le 20 avril 2019.

Par un jugement n° 2011381 du 15 février 2022, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour

Par une requête enregistrée le 19 avril 2022, la société Cityscoot, représentée par

Me Levain, demande à la Cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 213 775 euros hors taxes en réparation des préjudices subis du fait des dommages occasionnés lors des manifestations de " gilets jaunes " le 5 janvier 2019, le 9 février 2019, le 16 mars 2019 et le 20 avril 2019, somme augmentée des intérêts légaux courant à compter du 12 février 2020 et de la capitalisation des intérêts en application de l'article 1343-2 du code civil ;

3°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

S'agissant des débordements commis lors des manifestations des 5 janvier 2019,

9 février 2019, 16 mars 2019 et 20 avril 2019 :

- à titre principal, la responsabilité sans faute de l'Etat doit être engagée sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de sécurité intérieure, dans la mesure où il n'est pas établi que les préjudices subis seraient la conséquence directe d'débordements commis par un groupe qui se serait constitué et organisé à seule fin de les commettre ;

- à titre subsidiaire, la responsabilité de l'Etat est engagée pour carence fautive des services de police dès lors qu'ils ne sont pas parvenus à faire cesser les importantes destructions et dégradations commises sur les scooters appartenant à la société Cityscoot ;

- à titre infiniment subsidiaire, la responsabilité sans faute de l'Etat, du fait de l'inaction des forces de l'ordre le jour des manifestations, doit être engagée pour rupture d'égalité devant les charges publiques, dès lors que la société Cityscoot a subi un dommage anormal et spécial ;

S'agissant des arrêtés du préfet de police portant réquisition, des scooters appartenant à la société Cityscoot notamment, lors des manifestations des 5 janvier, 9 février, 16 mars et 20 avril 2019 :

- les réquisitions de la préfecture de police relèvent du régime de responsabilité sans faute sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de sécurité intérieure ;

- la responsabilité de l'Etat est engagée du fait de l'illégalité fautive dont sont entachés les arrêtés portant réquisition ;

- la responsabilité sans faute pour rupture d'égalité devant les charges publiques doit être engagée dès lors que les arrêtés de réquisition en litige ont causé à la société Cityscoot un dommage anormal et spécial ;

- le lien de causalité entre les débordements de l'Etat et les préjudices subis est direct dans la mesure où la société Cityscoot en retirant, en temps et en heure, les scooters situés dans les périmètres réquisitionnés n'a commis aucune faute exonératoire ;

- elle n'est pas titulaire d'un contrat de concession de service public, ni d'occupant privatif du domaine public, elle n'avait donc aucune obligation d'enlever les scooters de la voie publique, à l'exclusion de ceux visés par les réquisitions du préfet qu'elle a scrupuleusement respectées ;

- elle justifie du bien-fondé des sommes demandées.

Par une ordonnance du 29 septembre 2022, la clôture de l'instruction a été fixée au

15 novembre 2022 à 12h00.

Un mémoire en défense a été enregistré le 20 juin 2023 pour le compte du préfet de police.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la sécurité intérieure ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme C...,

- et les conclusions de Mme Jayer, rapporteure publique,

- les observations de Me Levain pour la société Cityscoot et de M. B... pour la préfecture de police.

Considérant ce qui suit :

1. La société Cityscoot exploite, à Paris notamment, un service de location de courte durée de scooters électriques en libre-service, sans borne de recharge. Par une lettre en date du 10 février 2020, reçue le 12 février 2020, adressée au préfet de police, la société Cityscoot a sollicité l'engagement de la responsabilité de l'Etat, à hauteur de 213 775 euros hors taxes, du fait des préjudices, qu'elle dit avoir subis, résultant selon elle directement, d'une part, des débordements survenus lors des manifestations des " gilets jaunes " des 5 janvier 2019,

9 février 2019, 16 février 2019 et 20 avril 2019, d'autre part, des arrêtés portant réquisition dans un périmètre prédéfini, notamment des scooters appartenant à la société Cityscoot, pris par le préfet de police à l'occasion de chacune de ces manifestations. Du silence gardé par l'administration est née une décision implicite de rejet. Par un jugement du 15 février 2022, dont la société Cityscoot relève appel, le tribunal administratif a rejeté ses demandes tendant à la condamnation de l'Etat.

Sur les débordements commis lors des manifestations des 5 janvier 2019,

9 février 2019, 16 mars 2019 et 20 avril 2019 :

En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat :

2. Aux termes de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : " L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. (...) ".

3. Pour rejeter la demande présentée par la société Cityscoot tendant à l'engagement de la responsabilité sans faute de l'Etat sur le fondement des dispositions susvisées, le tribunal administratif de Paris a principalement retenu le fait que, s'il était établi que les dommages subis par cette société avaient été commis le jour des manifestations des 5 janvier 2019,

9 février 2019, 16 mars 2019 et 20 avril 2019, dans le cadre de celles-ci ou dans leur prolongement immédiat, les plaintes déposées par l'appelante les 11 janvier 2019 et

8 juillet 2019 en indiquant, pour caractériser l'existence de délits réprimés par le code pénal, que " les actes de vandalisme, purement intentionnels, ont été commis par plusieurs personnes ayant en qualité d'auteur ou de complice, en dissimulant volontairement en tout ou partie leur visage afin de ne pas être identifiés ", démontraient que les dégradations de scooters avaient été perpétrées par des individus animés de la seule intention de commettre des délits et ayant pour ce faire organisé et prémédité leur action. Toutefois, ces éléments ne sauraient suffire à écarter la responsabilité de l'Etat sur le fondement des dispositions précitées, dans la mesure où, d'une part, la commission d'un délit constitue l'une des conditions de mise en œuvre du régime de responsabilité sans faute en application du code de la sécurité intérieure, d'autre part, il résulte de l'instruction que les dégradations, dont les lieux de commission ont été précisés, sont survenues concomitamment au passage des manifestations, et à proximité ou dans leur prolongement. Par suite, en l'absence d'éléments précis et circonstanciés, notamment de procès-verbaux d'ambiance, de nature à établir que les dommages auraient été le fait de groupes isolés et organisés dans le seul but de commettre des délits, et sans que puisse à lui seul, compte tenu de la nature particulière de ces manifestations, y faire obstacle le fait que ces individus auraient agi le visage dissimulé, munis de projectiles ou d'objets prohibés, la responsabilité sans faute de l'Etat doit être engagée sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.

En ce qui concerne la cause exonératoire :

4. Toutefois, compte tenu des circonstances dans lesquelles se sont déroulées les manifestations de " gilets jaunes " au cours des mois de novembre et décembre 2018, la société Cityscoot aurait dû raisonnablement anticiper l'importance des troubles à l'ordre public susceptibles de survenir lors des manifestations des 5 janvier 2019, 9 février 2019,

16 mars 2019 et 20 avril 2019 et, par voie de conséquence, les risques encourus de destructions et de dégradations de ses engins. Dans ce contexte, la société Cityscoot aurait dû par précaution procéder elle-même au déplacement de sa flotte de scooters. Il résulte toutefois de l'instruction qu'au lieu d'y procéder seule en totalité, elle a également eu recours à une méthode " plus rapide et moins onéreuse " permettant de " gérer au mieux sa flotte de scooters et les relations avec ses clients " en mettant en place des zones d'exclusion, correspondant aux secteurs réquisitionnés, dans lesquelles seuls des trajets vers l'extérieur de la zone étaient autorisés et, afin d'accélérer l'évacuation des engins, en offrant trente minutes gratuites aux utilisateurs ayant effectué un trajet de l'intérieur vers l'extérieur de la zone. Cependant, en comptant ainsi, fût-ce en partie, sur la participation de ses clients pour retirer sa flotte de scooters des zones sensibles, la société Cityscoot a contribué à la réalisation des préjudices matériels qu'elle invoque. Dans ces conditions, son comportement est de nature à exonérer, à hauteur de la moitié, la responsabilité de l'Etat retenue au point 3.

Sur les réquisitions du préfet de police :

5. Si la société requérante reprend en appel ses moyens de première instance tirés de l'engagement de la responsabilité de l'Etat du fait des réquisitions, à titre principal, sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, à titre subsidiaire, pour faute et, à titre infiniment subsidiaire, pour rupture d'égalité devant les charges publiques, elle ne développe toutefois au soutien de ces moyens aucun argument de droit ou de fait de nature à remettre en cause l'analyse et la motivation retenues par le tribunal administratif. Par suite, il y a lieu d'écarter ces moyens par adoption des motifs retenus par les premiers juges aux points 7 à 13 de leur jugement.

6. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres fondements de responsabilité invoqués à l'appui des demandes de la société Cityscoot tendant à la condamnation de l'Etat du fait des débordements commis lors des manifestations précédemment évoquées, que la société Cityscoot est uniquement fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à ce que la responsabilité sans faute de l'Etat soit engagée sur le fondement de l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure du fait de ces débordements. Par suite, il y a uniquement lieu pour la Cour, par l'effet dévolutif de l'appel, de statuer sur le surplus de la requête relatif à ce chef de responsabilité.

Sur la réparation des préjudices :

7. Il résulte du contrat d'assurance conclu avec la compagnie Allianz le 25 avril 2016, tel que modifié par l'avenant n° 2 du 21 novembre 2018 (à effet au 1er janvier 2019), que pour les quarante scooters totalement détériorés lors des manifestations précédemment évoquées, une somme de 2 000 euros par engin est restée à la charge de la société Cityscoot à titre de franchise, soit un montant total de 80 000 euros. Cette société a dû en outre supporter pour chaque scooter un loyer de carence de trente jours, pour un montant total de 6 240 euros hors taxes.

8. Il résulte également de l'instruction que quarante-trois scooters ont subi des dégradations à l'occasion des manifestations précédemment évoquées, occasionnant des frais de réparation à hauteur de 7 722 euros hors taxes.

9. Par suite, compte tenu du partage de responsabilité retenu au point 3, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat le versement à la société Cityscoot de la somme de 46 981 euros hors taxes (80 000 + 6240 + 7722 euros / 2) en réparation des préjudices subis par cette société du fait des dégradations commises lors des manifestations précédemment évoquées.

Sur les intérêts et leur capitalisation :

10. Le préfet de police ayant reçu la demande indemnitaire préalable de la société Cityscoot, le 12 février 2020, cette dernière a droit aux intérêts au taux légal correspondant à l'indemnité de 46 981 euros hors taxes à compter de cette date. L'appelante a également droit, en application de l'article 1343-2 du code civil, à la capitalisation des intérêts à compter du 12 février 2021, date à laquelle était due, pour la première fois, une année d'intérêts, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à cette date.

Sur les frais liés au litige :

11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à la société Cityscoot de la somme de 1 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement n° 2011381 du 15 février 2022 du tribunal administratif de Paris est annulé en tant qu'il a rejeté les demandes présentées par la société Cityscoot tendant à l'engagement de la responsabilité de l'Etat du fait des débordements commis lors des manifestations des 5 janvier 2019, 9 février 2019, 16 mars 2019 et 20 avril 2019.

Article 2 : L'Etat versera à la société Cityscoot une indemnité d'un montant de 46 981 euros hors taxes. Cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 12 février 2020. Les intérêts échus à la date du 12 février 2021, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date, seront capitalisés pour produire eux-mêmes intérêts.

Article 3 : L'Etat versera à la société Cityscoot la somme de 1 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à la société Cityscoot et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Copie en sera délivrée au préfet de police.

Délibéré après l'audience du 29 juin 2023 à laquelle siégeaient :

- Mme Heers, présidente,

- Mme A..., présidente-assesseur,

- Mme C..., première-conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 17 juillet 2023.

La rapporteure,

L. C...La présidente,

M. HEERS

La greffière,

V. BREME

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

N° 22PA01764 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Paris
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 22PA01764
Date de la décision : 17/07/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme HEERS
Rapporteur ?: Mme Lorraine D'ARGENLIEU
Rapporteur public ?: Mme JAYER
Avocat(s) : SELARL REINHART MARVILLE TORRE

Origine de la décision
Date de l'import : 10/08/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.paris;arret;2023-07-17;22pa01764 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award