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12/03/2007 | FRANCE | N°290888

France | France, Conseil d'État, 6ème et 1ère sous-sections réunies, 12 mars 2007, 290888


Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 1er mars 2006 et 7 avril 2006 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour M. Thomas A, demeurant ... ; M. A demande au Conseil d'Etat :

1°) de constater que la responsabilité de la SCP Peignot-Garreau est engagée en raison de l'absence de production des mémoires complémentaires qu'elle avait annoncés au soutien des pourvois en cassation devant le Conseil d'Etat, enregistrés sous les numéros 208105 et 208108, dirigés contre deux arrêts de la cour administrative d'appel de Nantes du 1

7 juin 2003 ;

2°) de condamner la SCP Peignot-Garreau au versement d'...

Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 1er mars 2006 et 7 avril 2006 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour M. Thomas A, demeurant ... ; M. A demande au Conseil d'Etat :

1°) de constater que la responsabilité de la SCP Peignot-Garreau est engagée en raison de l'absence de production des mémoires complémentaires qu'elle avait annoncés au soutien des pourvois en cassation devant le Conseil d'Etat, enregistrés sous les numéros 208105 et 208108, dirigés contre deux arrêts de la cour administrative d'appel de Nantes du 17 juin 2003 ;

2°) de condamner la SCP Peignot-Garreau au versement d'une indemnité de 300 000 euros correspondant au préjudice subi par M. A, ainsi qu'aux intérêts de droit depuis le jour de la demande et à la capitalisation desdits intérêts ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code de commerce ;

Vu la loi n° 73-1193 du 27 décembre 1973 ;

Vu l'ordonnance du 10 septembre 1817, modifiée par le décret n° 2002-76 du 11 janvier 2002 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Stéphane Hoynck, Auditeur,

- les observations de Me Foussard, avocat de M. A, de la SCP Delvolvé, Delvolvé, avocat du conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et a la Cour de cassation et de Me Georges, avocat de la SCP Peignot-garreau,

- les conclusions de M. Yann Aguila, Commissaire du gouvernement ;

Considérant que, par un jugement du 18 juin 1998, le tribunal administratif de Rennes a, à la demande de M. A, annulé la décision du 28 avril 1997 de la commission départementale d'équipement commercial d'Ille et Villaine autorisant la société Rheufaks à créer une station-service sur le territoire de la commune du Rheu, où M. A exploitait déjà un garage équipé de postes de distribution de carburant ; que par un jugement du 13 avril 2000, ce tribunal a annulé une nouvelle autorisation de la commission départementale donnée le 18 janvier 1999 pour la même station-service à la Société Rheufaks ; que cette dernière a fait appel de ces deux jugements devant la cour administrative d'appel de Nantes, qui, par deux arrêts du 17 juin 2003, les a annulés et a rejeté les conclusions de M. A tendant à l'annulation des deux décisions de la commission départementale ; qu'à la demande de M. A, la SCP Peignot-Garreau a fait enregistrer au greffe du Conseil d'Etat, le 26 août 2003, sous les numéros 208105 et 208108, deux requêtes introductives d'instance contre ces arrêts ; qu'en application de l'article R. 611-22 du code de justice administrative, le Conseil d'Etat a, par deux ordonnances du 6 février 2004, donné acte du désistement de M. A, faute de production des mémoires complémentaires annoncés dans un délai de quatre mois à compter de l'introduction des pourvois ;

Considérant que M. A soutient qu'en ne produisant pas ces mémoires complémentaires, la SCP Peignot-Garreau lui a fait perdre une chance sérieuse d'obtenir l'annulation des arrêts de la cour administrative d'appel ainsi que des décisions litigieuses de la commission départementale d'équipement commercial d'Ille et Villaine ; qu'il demande que soit engagée la responsabilité civile de cet avocat, en réparation du préjudice causé, qu'il évalue à 300 000 euros ;

Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 13 de l'ordonnance du 10 septembre 1817, modifiée par le décret du 11 janvier 2002 : « Les actions en responsabilité civile professionnelle engagées à l'encontre d'un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation sont portées, après avis du conseil de l'ordre, devant le Conseil d'Etat, quand les faits ont trait aux fonctions exercées devant le tribunal des conflits et les juridictions de l'ordre administratif, et devant la Cour de cassation dans les autres cas » ; que les faits en cause ont trait aux pourvois en cassation devant le Conseil d'Etat, formés par la SCP Peignot-Garreau, avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour le compte du requérant ; que, dès lors, le Conseil d'Etat est compétent pour connaître de la requête de M. A ;

Sur la faute :

Considérant qu'ainsi que l'a relevé le conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation dans son avis en date du 15 décembre 2005 relatif au présent litige, si l'avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation est en droit de subordonner l'accomplissement de ses diligences au règlement préalable de ses frais et honoraires par son client, il ne peut s'abstenir de procéder à l'instruction du dossier qui lui a été confié qu'à la condition d'avoir, au préalable, clairement informé son client du délai dans lequel ce versement doit intervenir et des conséquences qui résulteraient d'un défaut de règlement ;

Considérant qu'en s'abstenant de produire les mémoires complémentaires qu'il avait annoncés dans les requête introductives enregistrées le 26 août 2003, au motif que M. A n'avait pas versé la provision sollicitée, sans avoir préalablement fixé à l'intéressé une échéance pour ce règlement, ni indiqué le délai qui était imparti pour le dépôt des mémoires complémentaires et les conséquences attachées au défaut de leur production, l'avocat de M. A a commis une faute ; que cette faute, qui n'est pas contestée par son auteur, est de nature à engager sa responsabilité à l'égard du requérant ; que, toutefois, M. A n'est fondé à demander réparation du préjudice qu'il estime avoir subi du fait de cette faute que dans la mesure où celle-ci a entraîné pour lui la perte d'une chance sérieuse d'obtenir la cassation des arrêts qu'il entendait attaquer et l'annulation des deux décisions de la commission départementale d'équipement commercial d'Ille et Villaine à l'origine du litige ;

Sur la perte de chance sérieuse d'obtenir satisfaction :

Considérant qu'aux termes de l'article 32 de la loi du 27 décembre 1973 : “La commission départementale d'équipement commercial doit statuer sur les demandes d'autorisation visées à l'article 29 ci-dessus dans un délai de quatre mois à compter du dépôt de chaque demande, et ses décisions doivent être motivées en se référant notamment aux dispositions des articles 1er et 28 ci-dessus (...)” ;

Considérant que l'article 1er de cette loi dispose que : (...) Les pouvoirs publics veillent à ce que l'essor du commerce et de l'artisanat permette l'expansion de toutes les formes d'entreprises, indépendantes, groupées ou intégrées, en évitant qu'une croissance désordonnée des formes nouvelles de distribution ne provoque l'écrasement de la petite entreprise et le gaspillage des équipements commerciaux et ne soit préjudiciable à l'emploi ; qu'aux termes de l'article L. 720-1 du code de commerce : 1. - Les implantations, (...) d'entreprises commerciales et artisanales doivent répondre aux exigences d'aménagement du territoire, de la protection de l'environnement et de la qualité de l'urbanisme. Ils doivent en particulier contribuer au (...) rééquilibrage des agglomérations par le développement des activités en centre ville et dans les zones de dynamisation urbaine. Ils doivent également contribuer à la modernisation des équipements commerciaux, à leur adaptation à l'évolution des modes de consommation et des techniques et commercialisation, au confort d'achat du consommateur et à l'amélioration des conditions de travail des salariés ; qu'aux termes du II de l'article L. 720-3 du code de commerce, issu de l'article 28 de la loi du 27 décembre 1973 dans sa rédaction alors applicable : Dans le cadre des principes définis aux articles L. 720-1 et L. 720-2, la commission statue en prenant en considération 1.- L'offre et la demande globale pour chaque secteur d'activité pour la zone de chalandise concernée ; 2.- La densité d'équipement en moyennes et grandes surfaces dans cette zone ; 3.- L'effet potentiel du projet sur l'appareil commercial et artisanal de cette zone et des agglomérations concernées, ainsi que sur l'équilibre souhaitable entre les différentes formes de commerce ; 4.- L'impact éventuel du projet en termes d'emplois salariés et non salariés ; 5.- Les conditions d'exercice de la concurrence au sein du commerce et de l'artisanat (...) ;

Considérant que, pour l'application de ces dispositions combinées, il appartient aux commissions d'équipement commercial, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, d'apprécier si un projet soumis à autorisation est de nature à compromettre, dans la zone de chalandise intéressée, l'équilibre recherché par le législateur entre les diverses formes de commerce et, dans l'affirmative, de rechercher si cet inconvénient est compensé par les effets positifs que le projet peut présenter au regard notamment de l'emploi, de l'aménagement du territoire, de la concurrence, de la modernisation des équipements commerciaux et, plus généralement, de la satisfaction des besoins des consommateurs ;

Considérant que par un premier arrêt du 17 juin 2003, la cour administrative d'appel de Nantes a annulé le jugement du 11 juin 1998 du tribunal administratif de Rennes et rejeté la demande de M. A tendant à l'annulation de la décision du 28 avril 1997 de la commission départementale d'équipement commercial ; qu'il résulte de l'instruction que doit être considéré comme sérieux le moyen tiré de ce que la cour ne pouvait, sans erreur de droit, juger que la commission avait fait une exacte application des dispositions de l'article 32 de la loi en se fondant sur la circonstance que le projet contribuera au développement d'une commune située à l'Ouest de l'agglomération rennaise et qu'il permettra de fidéliser la clientèle encline à fréquenter d'autres moyennes surfaces déjà pourvues de stations-service et implantées sur les communes voisines, sans rechercher préalablement si le projet soumis à autorisation était de nature à compromettre, dans la zone considérée, l'équilibre recherché par le législateur ;

Considérant que par un second arrêt du 17 juin 2003, la cour administrative d'appel de Nantes, a annulé le jugement du 13 avril 2000 du tribunal administratif de Rennes et rejeté la demande de M. A tendant à l'annulation de la décision du 18 janvier 1999 ;

Considérant qu'il ne résulte pas de l'instruction que M. A ait perdu une chance sérieuse d'obtenir la cassation de ce second arrêt, au vu notamment des moyens invoqués dans la présente instance, tirés de ce que la cour avait omis de répondre à un moyen, qu'elle avait commis une erreur de droit en estimant que la commission départementale n'était pas tenue de prendre parti sur chacun des critères d'appréciation figurant dans la loi du 27 décembre 1973, qu'elle avait méconnu cette loi dès lors que les projets en cause favorisaient le gaspillage des équipements commerciaux et provoquaient l'écrasement de la petite entreprise et qu'elle avait dénaturé les pièces du dossier en estimant la population du Rheu à 6 000 habitants ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la chance sérieuse que la faute de son avocat a fait perdre à M. A porte seulement sur l'annulation par le Conseil d'Etat du premier des deux arrêts de la Cour administrative d'appel de Nantes du 17 juin 2003 et la confirmation de l'annulation de la décision de la commission départementale d'équipement commercial du 28 avril 1997 prononcée par le tribunal administratif de Rennes ;

Sur le préjudice indemnisable :

Considérant que le préjudice résultant de la circonstance que, malgré l'annulation de la décision du 28 avril 1997 prononcée le 11 juin 1998 par le tribunal administratif de Rennes qui était exécutoire en l'absence de suspension de ce jugement par la cour administrative d'appel, la station-service concurrente ait continué à fonctionner ne présente pas un lien direct avec la faute de l'avocat ; qu'eu égard à l'intervention de la seconde décision de la commission départementale d'équipement commercial d'Ille et Villaine venue régulariser en janvier 1999 l'autorisation donnée à la société Rheufaks de créer la station-service litigieuse, le requérant n'établit pas que si l'illégalité de la première décision avait été reconnue par le Conseil d'Etat dans l'instance introduite en août 2003, une telle annulation aurait permis d'éviter ou de réparer les préjudices allégués, tirés de la baisse de revenu, de la dévalorisation du fond de commerce et de la nécessité de vendre sa maison d'habitation ; que M. A n'est, par suite, pas fondé à demander à l'avocat réparation du préjudice tiré de l'illégalité de la décision de la commission départementale du 28 avril 1997 et de l'absence de diligence de l'administration pour faire assurer le respect de l'annulation prononcée par le tribunal administratif de Rennes ; que la circonstance que l'arrêt de la cour administrative d'appel soit devenu définitif ne prive d'ailleurs pas M. A, s'il s'y croit fondé, de la possibilité d'engager une action en responsabilité de l'Etat au titre de ces chefs de préjudices ;

Considérant, toutefois, que le requérant est fondé à demander réparation du préjudice résultant, d'une part, de la perte de la satisfaction qu'il aurait obtenue devant le Conseil d'Etat à raison de l'annulation de la décision du 28 avril 1997 et, d'autre part, des troubles en ayant résulté dans ses conditions d'existence, directement liés à la faute de l'avocat ; qu'il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en l'évaluant à la somme de 5 000 euros, tous intérêts compris ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de condamner la SCP Peignot-Garreau à verser à M. A la somme de 5 000 euros, tous intérêts compris ; qu'il y a lieu en outre dans les circonstance de l'espèce de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de la SCP Peignot-Garreau la somme de 3 000 euros que M. A demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

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Article 1er : La SCP Peignot-Garreau versera à M. A une somme de 5 000 euros tous intérêts compris.

Article 2 : La SCP Peignot-Garreau versera à M. A la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. Thomas A, à la SCP Peignot-Garreau, au conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation et au garde des sceaux, ministre de la justice.


Synthèse
Formation : 6ème et 1ère sous-sections réunies
Numéro d'arrêt : 290888
Date de la décision : 12/03/2007
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

JURIDICTIONS ADMINISTRATIVES ET JUDICIAIRES - MAGISTRATS ET AUXILIAIRES DE LA JUSTICE - AUXILIAIRES DE LA JUSTICE - AVOCATS - AVOCATS AU CONSEIL D'ETAT ET À LA COUR DE CASSATION - RESPONSABILITÉ - A) SUBORDINATION DES DILIGENCES AU PAIEMENT DES HONORAIRES - CONDITIONS - B) FAUTE EN L'ESPÈCE.

37-04-04-01 a) Si l'avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation est en droit de subordonner l'accomplissement de ses diligences au règlement préalable de ses frais et honoraires par son client, il ne peut s'abstenir de procéder à l'instruction du dossier qui lui a été confié qu'à la condition d'avoir, au préalable, clairement informé son client du délai dans lequel ce versement doit intervenir et des conséquences qui résulteraient d'un défaut de règlement.,,b) En s'abstenant de produire les mémoires complémentaires annoncés dans la requête introductive, au motif que son client n'a pas versé la provision sollicitée, sans avoir préalablement fixé à l'intéressé une échéance pour ce règlement, ni indiqué le délai qui était imparti pour le dépôt des mémoires complémentaires et les conséquences attachées au défaut de leur production, l'avocat commet une faute.

PROFESSIONS - CHARGES ET OFFICES - CONDITIONS D'EXERCICE DES PROFESSIONS - PROFESSIONS S'EXERÇANT DANS LE CADRE D'UNE CHARGE OU D'UN OFFICE - AVOCATS AUX CONSEILS - RESPONSABILITÉ - A) SUBORDINATION DES DILIGENCES AU PAIEMENT DES HONORAIRES - CONDITIONS - B) FAUTE EN L'ESPÈCE.

55-03-05-01 a) Si l'avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation est en droit de subordonner l'accomplissement de ses diligences au règlement préalable de ses frais et honoraires par son client, il ne peut s'abstenir de procéder à l'instruction du dossier qui lui a été confié qu'à la condition d'avoir, au préalable, clairement informé son client du délai dans lequel ce versement doit intervenir et des conséquences qui résulteraient d'un défaut de règlement.,,b) En s'abstenant de produire les mémoires complémentaires annoncés dans la requête introductive, au motif que son client n'a pas versé la provision sollicitée, sans avoir préalablement fixé à l'intéressé une échéance pour ce règlement, ni indiqué le délai qui était imparti pour le dépôt des mémoires complémentaires et les conséquences attachées au défaut de leur production, l'avocat commet une faute.


Publications
Proposition de citation : CE, 12 mar. 2007, n° 290888
Mentionné aux tables du recueil Lebon

Composition du Tribunal
Président : M. Martin Laprade
Rapporteur ?: M. Stéphane Hoynck
Rapporteur public ?: M. Aguila
Avocat(s) : SCP DELVOLVE, DELVOLVE ; GEORGES ; FOUSSARD

Origine de la décision
Date de l'import : 02/07/2015
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2007:290888.20070312
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