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04/12/2023 | FRANCE | N°487984

France | France, Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 04 décembre 2023, 487984


Vu la procédure suivante :



Par une requête et un mémoire rectificatif, enregistrés les 5 et 12 septembre 2023 au secrétariat de la section du contentieux du Conseil d'Etat, la Ligue des droits de l'homme demande au Conseil d'Etat :



1°) d'annuler la décision implicite par laquelle la Première ministre a refusé d'abroger les articles R. 644-4 du code pénal et R. 211- 26-1 du code de la sécurité intérieure ;



2°) d'enjoindre à la Première ministre d'abroger ces articles ;



3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de jus...

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire rectificatif, enregistrés les 5 et 12 septembre 2023 au secrétariat de la section du contentieux du Conseil d'Etat, la Ligue des droits de l'homme demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler la décision implicite par laquelle la Première ministre a refusé d'abroger les articles R. 644-4 du code pénal et R. 211- 26-1 du code de la sécurité intérieure ;

2°) d'enjoindre à la Première ministre d'abroger ces articles ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code des relations entre le public et l'administration ;

- le code de la sécurité intérieure ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. David Moreau, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Laurent Domingo, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Spinosi, avocat de la Ligue des droits de l'homme ;

Considérant ce qui suit :

1. La Ligue des droits de l'homme demande l'annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite par laquelle la Première ministre a refusé d'abroger les articles R. 644-4 du code pénal et R. 211- 26-1 du code de la sécurité intérieure.

2. Aux termes des deux premiers alinéas de l'article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure : " Sont soumis à l'obligation d'une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique. / Toutefois, sont dispensées de cette déclaration les sorties sur la voie publique conformes aux usages locaux ". Aux termes de l'article L. 211-2 du même code : " La déclaration est faite à la mairie de la commune ou aux mairies des différentes communes sur le territoire desquelles la manifestation doit avoir lieu, trois jours francs au moins et quinze jours francs au plus avant la date de la manifestation. / A Paris, la déclaration est faite à la préfecture de police. Elle est faite au représentant de l'Etat dans le département en ce qui concerne les communes où est instituée la police d'Etat. / La déclaration fait connaître les noms, prénoms et domiciles des organisateurs et est signée par au moins l'un d'entre eux ; elle indique le but de la manifestation, le lieu, la date et l'heure du rassemblement des groupements invités à y prendre part et, s'il y a lieu, l'itinéraire projeté. / L'autorité qui reçoit la déclaration en délivre immédiatement un récépissé. " Aux termes de l'article L. 211-4 du même code : " Si l'autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public, elle l'interdit par un arrêté qu'elle notifie immédiatement aux signataires de la déclaration au domicile élu. / Le maire transmet, dans les vingt-quatre heures, la déclaration au représentant de l'Etat dans le département. Il y joint, le cas échéant, une copie de son arrêté d'interdiction. / Si le maire, compétent pour prendre un arrêté d'interdiction, s'est abstenu de le faire, le représentant de l'Etat dans le département peut y pourvoir dans les conditions prévues à l'article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales ". Aux termes de l'article R. 211-26-1 du code de la sécurité intérieure : " La participation à une manifestation sur la voie publique interdite sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-4 est réprimée dans les conditions prévues à l'article R. 644-4 du code pénal ". Aux termes de l'article R. 644-4 du code pénal : " Le fait de participer à une manifestation sur la voie publique interdite sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe ".

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

3. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

4. La Ligue des droits de l'homme soutient que les dispositions de l'article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure sont entachées d'incompétence négative et contraires au droit à l'expression collective des idées et des opinions, qui s'exerce notamment par la liberté de manifester, et au droit à un recours juridictionnel effectif, découlant respectivement des articles 11 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, en tant qu'elles ne fixent pas de délai minimal de principe entre la notification d'une interdiction de manifester et la date de la manifestation, auquel il ne pourrait être dérogé qu'en cas d'urgence liée à un risque d'atteinte grave à la sécurité publique, en tant qu'elles ne confèrent pas d'effet suspensif au recours juridictionnel formé contre une telle interdiction et en tant qu'elles ne prévoient pas de mesures d'information adéquates et effectives de l'arrêté d'interdiction auprès de l'ensemble des manifestants potentiels.

5. La méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit.

6. Le respect de la liberté de manifestation et de la liberté d'expression doit être concilié avec l'exigence constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. Il appartient à l'autorité investie du pouvoir de police, lorsqu'elle est saisie de la déclaration préalable prévue à l'article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure ou en présence d'informations relatives à un ou des appels à manifester, d'apprécier le risque de troubles à l'ordre public et, sous le contrôle du juge administratif, de prendre les mesures de nature à prévenir de tels troubles, au nombre desquelles figure, le cas échéant, l'interdiction de la manifestation, si une telle mesure présente un caractère adapté, nécessaire et proportionné aux circonstances, en tenant compte des moyens dont elle dispose. Une mesure d'interdiction, qui ne peut être prise qu'en dernier recours, peut être motivée par le risque de troubles matériels à l'ordre public, en particulier de violences contre les personnes et de dégradations des biens, et par la nécessité de prévenir la commission suffisamment certaine et imminente d'infractions pénales susceptibles de mettre en cause la sauvegarde de l'ordre public même en l'absence de troubles matériels.

7. D'une part, la déclaration d'une manifestation peut être faite, en vertu du premier alinéa de l'article L. 211-2 du code de la sécurité intérieure, jusqu'à trois jours francs avant la date de l'évènement. Pour leur part, les risques de troubles à l'ordre public, dont il appartient à l'autorité administrative d'apprécier l'existence, peuvent ne se révéler que peu de temps avant la tenue de la manifestation. En outre, dans l'hypothèse où de tels risques existent, l'autorité administrative doit, avant de prendre une décision d'interdiction de la manifestation, évaluer si d'autres mesures moins attentatoires à la liberté de manifester, comme l'aménagement de l'itinéraire projeté ou la restriction de la durée de la manifestation, seraient de nature à prévenir ces risques puis, en application de l'article L. 121-1 du code des relations entre le public et l'administration, et sous réserve des hypothèses prévues à l'article L. 121-2 du même code, mettre les organisateurs à même de faire valoir leurs observations sur l'interdiction ou les restrictions envisagées.

8. D'autre part, en application des dispositions de l'article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure, pour les manifestations déclarées, et en application des dispositions de l'article L. 221-8 du code des relations entre le public et l'administration pour celles qui ne l'ont pas été et dont les organisateurs peuvent être identifiés, la décision interdisant une manifestation sur la voie publique doit être dûment notifiée aux organisateurs et préciser les motifs, la date, les horaires et le périmètre de l'interdiction. Il appartient, en outre, à l'autorité administrative d'informer le public par tout moyen utile de l'interdiction édictée. Enfin, l'article L. 221-2 du code des relations entre le public et l'administration subordonne l'entrée en vigueur des décisions d'interdiction de manifester présentant un caractère réglementaire à " l'accomplissement de formalités adéquates de publicité ", qui peuvent être satisfaites par tout moyen utile d'information du public. Il appartient à l'autorité administrative de procéder, dans toute la mesure du possible, à ces différentes mesures d'information dans un délai permettant de saisir utilement le juge administratif, notamment le juge des référés saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative.

9. Dans ces conditions, en adoptant les dispositions contestées, le législateur ne peut être regardé, faute d'avoir prévu un délai minimum entre la notification d'une décision d'interdiction de manifester et la date de la manifestation, faute d'avoir conféré un caractère suspensif au recours juridictionnel formé contre une telle décision ou faute d'avoir prévu des mesures supplémentaires d'information du public, comme étant demeuré en deçà de sa compétence ou comme ayant procédé à une conciliation manifestement déséquilibrée entre les droits et libertés garantis par la Constitution dont se prévaut la requérante et l'exigence de sauvegarde de l'ordre public. Il s'ensuit que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas de caractère sérieux. Dès lors, il n'y a pas lieu de la transmettre au Conseil constitutionnel.

Sur l'autre moyen de la requête :

10. Les moyens tirés de ce que les articles L. 211-4 et R. 211-26-1 du code de la sécurité intérieure et R. 644-4 du code pénal porteraient une atteinte injustifiée et disproportionnée à la liberté de manifester et au droit à un recours juridictionnel effectif, protégés respectivement par les articles 11 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en ce qu'ils ne fixent pas de délai minimal de principe entre la notification d'une interdiction de manifester et la date de la manifestation, auquel il ne pourrait être dérogé qu'en cas d'urgence liée à un risque d'atteinte grave à la sécurité publique, en ce qu'ils ne confèrent pas d'effet suspensif au recours juridictionnel formé contre une telle interdiction et en ce qu'ils ne prévoient pas de mesures d'information adéquate et effective de l'arrêté d'interdiction auprès de l'ensemble des manifestants potentiels, doivent être écartés pour les mêmes motifs que ceux mentionnés aux points 6 à 9.

11. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les conclusions de la Ligue des droits de l'homme, y compris celle présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, doivent être rejetées.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la Ligue des droits de l'homme.

Article 2 : La requête de la Ligue des droits de l'homme est rejetée.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à Ligue des droits de l'homme et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et à la Première ministre.


Synthèse
Formation : 10ème - 9ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 487984
Date de la décision : 04/12/2023
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 04 déc. 2023, n° 487984
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. David Moreau
Rapporteur public ?: M. Laurent Domingo
Avocat(s) : SCP SPINOSI

Origine de la décision
Date de l'import : 12/01/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2023:487984.20231204
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