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07/07/2020 | FRANCE | N°18BX02066

France | France, Cour administrative d'appel de Bordeaux, 2ème chambre, 07 juillet 2020, 18BX02066


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme E... C... épouse D... a demandé au tribunal administratif de Toulouse de condamner solidairement le centre hospitalier universitaire (CHU) de Toulouse et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) à lui verser une indemnité de 190 150 euros avec intérêts au taux légal à compter du 12 juillet 2013 et capitalisation.

Par un jugement n° 1600269 du 22 mars 2018, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté sa demand

e.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 22 mai 2018, Mme ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme E... C... épouse D... a demandé au tribunal administratif de Toulouse de condamner solidairement le centre hospitalier universitaire (CHU) de Toulouse et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) à lui verser une indemnité de 190 150 euros avec intérêts au taux légal à compter du 12 juillet 2013 et capitalisation.

Par un jugement n° 1600269 du 22 mars 2018, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 22 mai 2018, Mme D..., représentée par Me G..., demande à la cour :

1°) de réformer ce jugement sauf en ce qu'il a laissé les frais d'expertise à la charge de l'ONIAM ;

2°) de condamner solidairement le CHU de Toulouse et l'ONIAM à lui verser une indemnité d'un montant total de 192 150 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 12 juillet 2013, date d'introduction de sa requête en référé expertise, et capitalisation à compter du 1er janvier 2014 ;

3°) de mettre à la charge solidaire du CHU de Toulouse et de l'ONIAM une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ainsi que les entiers dépens incluant les frais de l'expertise ordonnée en référé.

Elle soutient que :

En ce qui concerne la responsabilité du CHU de Toulouse :

- elle n'a pas été informée sur les risques de troubles vocaux et de troubles de la déglutition définitifs ;

- l'hôpital a commis une faute en s'abstenant de réaliser une échographie permettant de visualiser la thyroïde et les nodules, ce qui aurait permis au chirurgien d'adapter sa technique à la taille du goitre et de prévoir un monitoring permettant d'éviter la lésion des deux nerfs récurrents trop étirés ; cette faute lui a fait perdre une chance d'éviter le dommage ;

- l'intervention a été réalisée par l'interne, et l'atteinte bilatérale des deux nerfs récurrents ne peut s'expliquer que par une maladresse du praticien qui a par deux fois " tiré sur les nerfs " dont l'intégrité n'était pas contrôlée par un monitoring adéquat ;

- les suites opératoires n'ont pas été simples dès lors qu'elle a présenté deux malaises ; la visite post-opératoire n'a eu lieu que le 17 avril 2012, trois semaines après l'intervention, alors qu'un suivi orthophonique plus précoce aurait pu être mis en place ; le médecin n'a pas prescrit d'examen des cordes vocales ; ces négligences dans le suivi post-opératoire lui ont fait perdre une chance de bénéficier d'un suivi orthophonique plus efficace ;

A titre subsidiaire, en ce qui concerne le droit à indemnisation au titre de la solidarité nationale :

- contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, le risque de cancer relativement faible auquel elle était exposée n'était pas notablement plus grave que la dysphonie, à laquelle ne se limitent pas les conséquences du geste opératoire dès lors qu'elle souffre également de dépression, de troubles de la déglutition, de tensions de la musculature cervicale, et subit des préjudices autres que le seul trouble fonctionnel ;

- les conséquences du geste opératoire sur sa vie professionnelle sont très lourdes dès lors qu'elle n'a pas pu reprendre son activité dans une école et a été licenciée pour inaptitude physique le 25 mars 2015 ;

- contrairement à ce qu'a jugé le tribunal, ses troubles sont en lien avec le geste opératoire ;

En ce qui concerne les préjudices :

- ses pertes de gains professionnels doivent être évaluées à 15 000 euros au 30 juin 2017 ;

- elle a exposé 5 745,50 euros de frais divers, dont 3 745,50 euros de frais de déplacement et 2 000 euros de frais d'assistance par un médecin conseil ;

- elle sollicite 30 000 euros au titre de l'incidence professionnelle caractérisée par la fatigabilité et l'impossibilité d'exercer une activité en lien avec des enfants ;

- elle sollicite 6 977,50 euros au titre des périodes de déficit temporaire retenues par l'expert, 15 000 euros au titre des souffrances endurées, 2 500 euros au titre du préjudice esthétique temporaire, 56 000 euros au titre du déficit fonctionnel permanent, 2 500 euros au titre du préjudice esthétique permanent, 30 000 euros au titre du préjudice d'agrément caractérisé par l'impossibilité de toute activité sportive et 20 000 euros au titre du préjudice sexuel.

Par un mémoire en défense enregistré le 27 juillet 2018, l'ONIAM, représenté par la SELARL Birot Ravaut et Associés, conclut au rejet de la requête et de la demande de Mme D..., et demande à la cour de réformer le jugement en tant qu'il a mis les frais d'expertise à sa charge, et de les mettre à la charge de Mme D....

Il fait valoir que :

- en l'absence d'intervention, le risque d'un cancer plus agressif qu'en cas d'absence d'hyperthyroïdie était de 15 à 20 %, de sorte que la dysphonie et l'état dépressif réactionnel ne sont pas notablement plus graves que les conséquences d'un cancer ; la parésie des cordes vocales, qui n'est pas une paralysie, est imputable aux particularités anatomiques de la patiente, les nerfs récurrents étant pris dans les tissus et difficiles à disséquer, de sorte que le risque n'était pas faible ; ainsi, le dommage ne présente pas un caractère anormal au regard de l'état de santé initial et de son évolution prévisible ;

- à titre subsidiaire, il résulte de l'expertise ordonnée par la CCI que les préjudices de Mme D... ne sont pas en lien direct et certain avec l'intervention du 26 mars 2012 ;

- dès lors que les conditions d'une indemnisation au titre de la solidarité nationale ne sont pas réunies et que l'expertise judiciaire n'a pas été ordonnée à son contradictoire, c'est à tort que le tribunal a mis à sa charge une somme de 1 500 euros au titre des frais d'expertise.

Par un mémoire en défense enregistré le 30 août 2018, le CHU de Toulouse, représenté par la SELARL H... et Cara, conclut au rejet de la requête et demande à la cour de mettre à la charge de Mme D... une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il fait valoir que :

- l'information sur le risque de complication inférieur à 2 % a été délivrée, un document a été remis lors de l'entretien du 7 mars 2012, et au demeurant, ainsi que l'a relevé l'expert désigné par la CCI, Mme D... ne pouvait se soustraire à l'intervention ;

- Mme D... a bénéficié en pré-opératoire d'une radiographie thoracique suffisante en l'espèce, et un autre examen n'aurait eu aucune utilité ;

- il a apporté la preuve que l'intervention n'a pas été réalisée par l'interne ;

- aucun des experts n'a émis de critique à l'égard de l'hôpital ; la dysphonie est inexpliquée.

Par une ordonnance du 21 mai 2019, la clôture de l'instruction a été fixée

au 21 juin 2019 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- le code de la santé publique ;

- le code de la sécurité sociale ;

- le code de justice administrative et l'ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme B...,

- les conclusions de Mme Chauvin, rapporteur public,

- et les observations de Me H..., représentant le CHU de Toulouse et les observations de Me F..., représentant l'ONIAM.

Une note en délibéré présentée pour l'ONIAM a été enregistrée le 23 juin 2020.

Considérant ce qui suit :

1. Mme D..., alors âgée de 43 ans, qui était traitée depuis une dizaine d'années pour un goitre multinodulaire hypersécrétant dit " maladie de Basedow ", a subi le 26 mars 2012 une thyroïdectomie bilatérale au CHU de Toulouse. Dans les suites immédiates de l'intervention, elle a présenté une modification de sa voix, aléa connu comme passager et évoluant favorablement dans les deux à trois mois sans traitement particulier, que le chirurgien a attribué le 17 avril 2012 à une possible parésie des nerfs pharyngés récurrents. Mme D... a été adressée à un oto-rhino-laryngologiste (ORL) du CHU qui a constaté le 3 mai une corde vocale immobile droite en ouverture avec un défaut de fermeture à la phonation, et a prescrit des séances d'orthophonie. Les troubles se sont cependant aggravés, Mme D... ne pouvant plus s'exprimer qu'avec une voix chuchotée. Un nouveau bilan vocal réalisé le 12 septembre 2012 a retrouvé un trouble de la mobilité laryngée avec limitation de l'adduction et de l'abduction des cordes vocales. Des améliorations de la mobilité des cordes vocales ont été constatées lors des examens cliniques des 11 octobre 2012 et 8 janvier 2013, sans évolution de la dysphonie malgré la rééducation orthophonique. Si un scanner réalisé le 4 janvier 2013 n'a pas montré d'argument en faveur d'une paralysie ou d'une asymétrie des cordes vocales, un électromyogramme (EMG) réalisé le 29 janvier suivant a révélé des signes électriques de parésie bilatérale des nerfs laryngés inférieurs et supérieurs, caractérisant une atteinte neurogène diffuse intéressant les muscles thyro-aryténoïdiens et crico-thyroïdiens de façon bilatérale prédominant à droite, où les activités de réinnervation étaient néanmoins soutenues. Aucune amélioration de la dysphonie n'ayant été obtenue malgré la poursuite des séances de rééducation et l'évolution clinique favorable de l'appareil phonatoire devenu subnormal, Mme D... a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse d'une demande d'expertise en vue de rechercher la responsabilité du CHU de Toulouse. Le rapport de l'expert, daté du 20 février 2015, conclut à l'absence de faute de cet établissement. Le 23 septembre 2015, Mme D... a saisi la commission de conciliation et d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (CCI) de la région Midi-Pyrénées, laquelle a organisé deux expertises, confiées l'une à un ORL et l'autre à un psychiatre, et, par un avis du 8 juin 2016, a rejeté la demande d'indemnisation au motif que le dommage n'était pas en lien direct et certain avec la thyroïdectomie. Mme D... a demandé au tribunal administratif de Toulouse de condamner solidairement le CHU de Toulouse et l'ONIAM à l'indemniser des préjudices qu'elle attribue à cette intervention. Elle relève appel du jugement du 22 mars 2018 par lequel le tribunal administratif a rejeté sa demande à l'exception des conclusions relatives aux frais d'expertise. Par son appel incident, l'ONIAM demande la réformation de ce jugement en tant qu'il a mis à sa charge les frais de l'expertise ordonnée par le juge des référés.

Sur la responsabilité pour faute du CHU de Toulouse :

2. En premier lieu, aux termes du premier alinéa de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. / (...). "

3. Il résulte de l'instruction, et notamment des expertises des deux médecins ORL missionnés par le tribunal et la CCI, que l'intervention a été réalisée dans les règles de l'art par un chirurgien expérimenté, les allégations de Mme D... selon lesquelles elle l'aurait été par l'interne étant contredites par la production du rapport de l'infirmière. L'étirement des nerfs récurrents, auquel l'expert désigné par le tribunal a attribué la parésie des cordes vocales révélée par l'EMG du 29 janvier 2013, est qualifié par cet expert d'aléa thérapeutique qui n'aurait pu être évité ni par un monitoring en per-opératoire, ni par aucun examen pré-opératoire d'imagerie. Aucune négligence n'a été relevée dans la surveillance post-opératoire, la fixation au 17 avril 2012 de la visite post-opératoire n'a donné lieu à aucune observation, et la décision du chirurgien de ne pas prescrire à cette date d'examen complémentaire ou de rééducation a été approuvée par l'expert missionné par la CCI. Au demeurant, il ne résulte d'aucun élément du dossier qu'un commencement plus précoce de la rééducation aurait pu avoir une incidence sur la dysphonie, laquelle n'a jamais pu être améliorée. Enfin, les deux malaises sans gravité survenus dans les suites immédiates de l'intervention sont sans lien avec les préjudices invoqués. Par suite, la responsabilité pour faute du CHU de Toulouse dans la réalisation des actes de diagnostic et de soins n'est pas engagée.

4. En second lieu, aux termes de l'article L. 1111-2 du code de la santé publique dans sa rédaction applicable à la date de l'intervention : " Toute personne a le droit d'être informée sur son état de santé. Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu'ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus. (...). / Cette information incombe à tout professionnel de santé dans le cadre de ses compétences et dans le respect des règles professionnelles qui lui sont applicables. Seules l'urgence ou l'impossibilité d'informer peuvent l'en dispenser. / Cette information est délivrée au cours d'un entretien individuel. (...). " En application de ces dispositions, doivent être portés à la connaissance du patient, préalablement au recueil de son consentement à l'accomplissement d'un acte médical, les risques connus de cet acte qui soit présentent une fréquence statistique significative, quelle que soit leur gravité, soit revêtent le caractère de risques graves, quelle que soit leur fréquence. Il suit de là que la circonstance qu'un risque de décès ou d'invalidité répertorié dans la littérature médicale ne se réalise qu'exceptionnellement ne dispense pas les médecins de le porter à la connaissance du patient. Toutefois, en cas d'accident, le juge qui constate que le patient n'avait pas été informé du risque grave qui s'est réalisé doit notamment tenir compte, le cas échéant, du caractère exceptionnel de ce risque, ainsi que de l'information relative à des risques de gravité comparable qui a pu être dispensée à l'intéressé, pour déterminer la perte de chance qu'il a subie d'éviter l'accident en refusant l'accomplissement de l'acte.

5. Il résulte de l'instruction, et notamment de l'expertise ordonnée par le tribunal, de la lettre du 7 mars 2012 par laquelle le chirurgien a adressé Mme D... à un confrère en précisant qu'il avait expliqué le même jour à la patiente l'intervention prévue, les suites et les éventuelles complications, ainsi que de l'attestation de ce chirurgien du 7 mars 2015 précisant qu'à la fin de l'entretien d'une durée d'une heure environ, il a remis le document explicatif habituel, lequel figure au dossier, que Mme D... a été informée des risques connus de la thyroïdectomie, et notamment d'un risque de paralysie récurrentielle de 1 à 2 %, mentionné dans le document en cause. La contestation persistante de Mme D... semble se rapporter au fait qu'elle n'a été informée que d'un risque de dysphonie temporaire. Toutefois, la dysphonie définitive, dont elle reste atteinte malgré l'absence de section des nerfs récurrents et la mobilité retrouvée de ses cordes vocales, n'est pas un risque connu. Par suite, le fait qu'elle n'en a pas été informée ne caractérise pas une méconnaissance des dispositions citées au point précédent. Il en va de même des troubles de la déglutition, dont la persistance n'est au demeurant pas établie alors qu'aucune des expertises n'en fait état et qu'aucun certificat médical postérieur n'est produit.

Sur le droit à réparation au titre de la solidarité nationale :

6. Aux termes du deuxième alinéa de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " Lorsque la responsabilité d'un professionnel, d'un établissement, service ou organisme mentionné au I ou d'un producteur de produits n'est pas engagée, un accident médical, une affection iatrogène ou une infection nosocomiale ouvre droit à la réparation des préjudices du patient, et, en cas de décès, de ses ayants droit au titre de la solidarité nationale, lorsqu'ils sont directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins et qu'ils ont eu pour le patient des conséquences anormales au regard de son état de santé comme de l'évolution prévisible de celui-ci et présentent un caractère de gravité, fixé par décret, apprécié au regard de la perte de capacités fonctionnelles et des conséquences sur la vie privée et professionnelle mesurées en tenant notamment compte du taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique, de la durée de l'arrêt temporaire des activités professionnelles ou de celle du déficit fonctionnel temporaire. / Ouvre droit à réparation des préjudices au titre de la solidarité nationale un taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique supérieur à un pourcentage d'un barème spécifique fixé par décret ; ce pourcentage, au plus égal à 25 %, est déterminé par ledit décret. " Aux termes de l'article D. 1142-1 du même code : " Le pourcentage mentionné au dernier alinéa de l'article L. 1142-1 est fixé à 24 %. / Présente également le caractère de gravité mentionné au II de l'article L. 1142-1 un accident médical, une affection iatrogène ou une infection nosocomiale ayant entraîné, pendant une durée au moins égale à six mois consécutifs ou à six mois non consécutifs sur une période de douze mois, un arrêt temporaire des activités professionnelles ou des gênes temporaires constitutives d'un déficit fonctionnel temporaire supérieur ou égal à un taux de 50 %. / (...). "

En ce qui concerne le lien de causalité :

7. L'expert missionné par le tribunal a conclu que la dysphonie présentée par Mme D... dans les suites de la thyroïdectomie était la conséquence de cette intervention dont elle constitue un aléa thérapeutique connu, ce qui était d'ailleurs l'opinion du chirurgien. Si l'expert ORL désigné par la CCI, contrairement à son confrère, a conclu à une absence d'imputabilité, c'est en raison, d'une part, du caractère incompréhensible de la persistance de ce trouble sévère malgré l'état redevenu fonctionnel de l'appareil phonatoire, constaté à l'examen, et d'autre part, de l'avis de l'expert psychiatre retenant " un état anxieux et une somatisation secondaire dans un contexte de personnalité dépendante ". Toutefois, ce dernier expert n'a pas attribué la dysphonie persistante à un trouble psychiatrique, mais a au contraire souligné la normalité des fonctions intellectuelles, la présentation sthénique de l'intéressée et la pertinence de son argumentation, se bornant à identifier une symptomatologie anxieuse en rapport avec le besoin de réparation ressenti vis-à-vis du handicap considéré par Mme D... comme imputable à l'intervention du 26 mars 2012. Dans ces circonstances, le fait que le caractère définitif de la dysphonie est inexplicable en l'état actuel des connaissances scientifiques n'est pas de nature à rompre le lien de causalité direct entre ce trouble et l'intervention chirurgicale en cause.

En ce qui concerne le caractère anormal du dommage :

8. Au sens des dispositions citées au point 6, la condition d'anormalité du dommage doit toujours être regardée comme remplie lorsque l'acte médical a entraîné des conséquences notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé de manière suffisamment probable en l'absence de traitement. Lorsque les conséquences de l'acte médical ne sont pas notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé par sa pathologie en l'absence de traitement, elles ne peuvent être regardées comme anormales sauf si, dans les conditions où l'acte a été accompli, la survenance du dommage présentait une probabilité faible. Ainsi, elles ne peuvent être regardées comme anormales au regard de l'état du patient lorsque la gravité de cet état a conduit à pratiquer un acte comportant des risques élevés dont la réalisation est à l'origine du dommage.

9. Il résulte de l'instruction qu'en l'absence d'intervention, Mme D... était exposée à un risque de cancer de 15 à 20 %, notablement plus grave qu'une dysphonie définitive. Pour estimer que la survenance d'une dysphonie par parésie des cordes vocales ne constituait pas une probabilité faible, les premiers juges ont relevé que le risque de paralysie récurrentielle liée à une thyroïdectomie et causé par une section des nerfs est évalué entre 1 % et 2 % et qu'en l'espèce, l'intervention avait été compliquée par la physiologie de l'intéressée qui présentait une thyroïde hypertrophique nodulaire et dont les nerfs récurrents pris dans les tissus étaient difficiles à disséquer. Toutefois, la dysphonie initialement constatée résultait d'une simple parésie des cordes vocales par étirement des nerfs récurrents durant l'intervention, et ainsi qu'il a été dit au point 5, la dysphonie définitive dont Mme D... est atteinte malgré l'absence de section des nerfs récurrents et la mobilité retrouvée de ses cordes vocales n'est pas un risque connu, de sorte que l'ONIAM n'est pas fondé à soutenir qu'elle y aurait été particulièrement exposée. Par suite, contrairement à ce qu'ont retenu les premiers juges, les conséquences de l'intervention doivent être regardées comme anormales au regard de l'état de la patiente ou de l'évolution prévisible de cet état.

10. Le seuil de gravité fixé aux articles L. 1142-1 et D. 1142-1 du code de la santé publique est atteint dès lors que le déficit fonctionnel permanent en lien avec la dysphonie définitive et ses conséquences a été évalué au taux non contesté de 25 % par l'expert missionné par le tribunal, les experts missionnés par la CCI ne s'étant pas prononcés sur les préjudices.

11. Il résulte de ce qui précède que Mme D... est fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal a rejeté sa demande d'indemnisation au titre de la solidarité nationale. Il y a lieu, par l'effet dévolutif de l'appel, de statuer sur ses préjudices.

Sur les préjudices :

En ce qui concerne les préjudices patrimoniaux :

S'agissant des frais divers :

12. Mme D... établit, par les pièces produites, avoir exposé 2 710 euros de frais de déplacement en lien avec la dysphonie pour se rendre de son domicile de Saint-Denis (Aude) à 9 rendez-vous au service ORL du CHU de Toulouse, à 27 séances d'orthophonie à Bram, à des contrôles de son arrêt de travail à Carcassonne, Limoux et Cuxac-Cabardès, à 3 rendez-vous au service de Pôle emploi de Carcassonne après son licenciement, ainsi qu'aux réunions d'expertise du 24 septembre 2013 à Toulon et du 8 octobre 2014 à Montpellier. Il y a lieu d'admettre en outre, en ce qui concerne le déplacement à Toulon, les frais de stationnement, d'hôtel et de repas justifiés à hauteur de 281,90 euros. En revanche, ni la nécessité de poursuivre le déplacement jusqu'à Nice, ni les frais de péage invoqués ne sont justifiés. Par suite, l'indemnité relative aux frais de déplacement, de repas et d'hébergement doit être fixée à 2 991,90 euros.

13. Il y a lieu d'admettre la somme de 2 000 euros d'honoraires d'un médecin conseil que Mme D... justifie avoir exposés afin de l'assister lors de l'expertise ordonnée par le tribunal, dès lors que cette assistance a été utile pour lui permettre de faire valoir ses droits dans la présente instance.

S'agissant des pertes de revenus professionnels :

14. Il résulte de l'instruction que Mme D..., adjointe technique de la fonction publique territoriale titulaire d'un emploi de moins de 28 heures par semaine, était affectée à l'école de Saint-Denis et avait pour mission d'assurer la surveillance des élèves durant le temps périscolaire incluant la garderie, le repas et l'accompagnement à la cantine et au bus de transport scolaire. La dysphonie sévère caractérisée par une voix chuchotée et une fatigabilité vocale étant incompatible avec de telles fonctions, elle n'a pas pu reprendre le travail et a été placée rétroactivement en congé de grave maladie à demi-traitement du 26 mars 2013 à son licenciement pour inaptitude physique, à compter du 26 mars 2015, par la communauté de communes de la Montagne Noire à laquelle son emploi avait été transféré au 1er septembre 2014. Eu égard aux justificatifs produits, il y a lieu de fixer la perte de revenus correspondant aux deux années de demi-traitement à la somme de 7 934 euros.

15. Eu égard à la finalité de réparation d'une incapacité permanente de travail qui lui est assignée par les dispositions de l'article L. 821-1 du code de la sécurité sociale, l'allocation aux adultes handicapés (AAH) doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l'accident, c'est-à-dire ses pertes de revenus professionnels et l'incidence professionnelle de l'incapacité. Il résulte de l'instruction que Mme D... a perçu rétroactivement, à compter du 1er octobre 2015, l'AAH d'un montant mensuel de 807,65 euros, supérieur au plein traitement de son emploi à temps partiel. Ainsi, postérieurement au licenciement, sa perte de revenus, limitée à la période du 26 mars au 30 septembre 2015, s'est élevée, compte tenu de la pension d'invalidité perçue à compter du 26 mars, à 1 500 euros.

S'agissant de l'incidence professionnelle :

16. Eu égard à la finalité de réparation d'une incapacité permanente de travail qui lui est assignée par les dispositions de l'article L. 341-1 du code de la sécurité sociale et à son mode de calcul, en fonction du salaire, fixé par l'article R. 341-4 du même code, la pension d'invalidité doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l'accident, c'est-à-dire ses pertes de revenus professionnels et l'incidence professionnelle de son incapacité.

17. Il résulte de l'instruction que si Mme D... n'est pas inapte à toute activité professionnelle, son handicap nécessite une réorientation professionnelle, et la fatigabilité de sa voix chuchotée accroît la pénibilité de tout emploi auquel elle serait apte. Il sera fait une juste appréciation du préjudice d'incidence professionnelle en l'évaluant à la somme de 7 000 euros. Les pertes de revenus étant réparées par l'AAH ainsi qu'il a été dit au point 15, la pension d'invalidité de catégorie 2 de 5 155,67 euros par an attribuée à Mme D... à compter du 25 mars 2015 doit être regardée comme réparant l'incidence professionnelle. Son capital représentatif étant supérieur à 7 000 euros, la demande doit être rejetée.

En ce qui concerne les préjudices extra-patrimoniaux :

18. Si l'expert a retenu un déficit fonctionnel temporaire de 60 % du 28 mars au 25 avril 2012 en raison des difficultés de l'installation de la dysphonie, puis de 50 % du 26 avril 2012 au 24 septembre 2013, cette évaluation apparaît excessive dès lors qu'il ne résulte pas de l'instruction que le déficit fonctionnel temporaire aurait excédé le déficit fonctionnel permanent évalué à 25 % le 24 septembre 2013. Il sera fait une juste appréciation de ce préjudice d'une durée de dix-huit mois en fixant son indemnisation à la somme de 2 250 euros.

19. Il sera fait une juste appréciation des souffrances endurées, évaluées par l'expert à 3,5 sur 7 en raison de la gêne vocale marquée ainsi que du parcours médical et de rééducation, en fixant leur indemnisation à la somme de 5 400 euros.

20. A la date de consolidation de son état, fixée au 24 septembre 2013, Mme D... était âgée de 44 ans et atteinte d'un déficit fonctionnel permanent évalué à 25 % en raison de la dysphonie sévère dont elle reste atteinte et d'un état dépressif réactionnel. Il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en fixant son indemnisation à la somme de 43 000 euros.

21. En l'absence d'éléments précis permettant d'établir l'importance des activités sportives de loisirs antérieures à la thyroïdectomie et de constatation médicale de l'impossibilité de les poursuivre, et eu égard au fait que l'expert n'a retenu qu'un léger impact des conséquences de l'aléa thérapeutique sur les activités de loisirs, l'existence d'un préjudice d'agrément distinct des troubles de toute nature dans les conditions d'existence réparés au titre du déficit fonctionnel n'est pas établie.

22. Si l'expert a constaté une cicatrice due à l'intervention, le préjudice esthétique en résultant aurait été subi en l'absence de l'aléa thérapeutique qui s'est réalisé. Par suite, et alors que la requérante ne fait état d'aucun autre préjudice esthétique, la demande présentée à ce titre doit être rejetée.

23. Il sera fait une juste appréciation du préjudice sexuel, évalué par l'expert à 2 sur 7 avant consolidation et 1 sur 7 après consolidation, en fixant son indemnisation à la somme globale de 2 000 euros.

Sur les dépens :

24. L'ONIAM, auquel incombe l'indemnisation des préjudices de Mme D..., n'est pas fondé à se plaindre de ce que le tribunal a mis à sa charge les frais de l'expertise ordonnée par le juge des référés.

25. Il résulte de tout ce qui précède que l'ONIAM doit être condamné à verser à Mme D... une indemnité d'un montant total de 67 075,90 euros et que les conclusions d'appel de l'ONIAM doivent être rejetées.

Sur les intérêts et leur capitalisation :

26. D'une part, lorsqu'ils sont demandés, les intérêts au taux légal sur le montant de l'indemnité allouée sont dus, quelle que soit la date de la demande préalable, à compter du jour où cette demande est parvenue à l'autorité compétente ou, à défaut, à compter de la date d'enregistrement au greffe du tribunal administratif des conclusions tendant au versement de cette indemnité. D'autre part, la capitalisation des intérêts peut être demandée à tout moment devant le juge du fond. Cette demande prend toutefois effet au plus tôt à la date à laquelle elle est enregistrée, et pourvu qu'à cette date, il s'agisse d'intérêts dus au moins pour une année entière. Le cas échéant, la capitalisation s'accomplit à nouveau à l'expiration de chaque échéance annuelle ultérieure, sans qu'il soit besoin de formuler une nouvelle demande.

27. Si Mme D... demande les intérêts au taux légal à compter du 12 juillet 2013, date d'introduction de sa requête en référé expertise, cette dernière était dirigée exclusivement contre le CHU de Toulouse. Par suite, Mme D... n'a droit aux intérêts qu'à compter du 19 janvier 2016, date à laquelle ses conclusions dirigées contre l'ONIAM ont été enregistrées au greffe du tribunal. La capitalisation des intérêts ayant été demandée par un mémoire enregistré le 13 juillet 2017, alors qu'ils étaient dus pour une année entière, elle y a droit à cette date ainsi qu'à chaque échéance annuelle ultérieure.

Sur les frais exposés par les parties à l'occasion du litige :

28. L'ONIAM, qui est la partie perdante, n'est pas fondé à demander l'allocation d'une somme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à sa charge une somme de 2 500 euros au titre des frais exposés par Mme D... à l'occasion du présent litige, et de rejeter les conclusions présentées par le CHU de Toulouse relatives aux frais qu'il a exposés.

DÉCIDE :

Article 1er : L'ONIAM est condamné à verser une indemnité de 67 075,90 euros à Mme D..., avec intérêts au taux légal à compter du 19 janvier 2016. Les intérêts échus à la date du 13 juillet 2017, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date, seront capitalisés pour porter eux-mêmes intérêts.

Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Toulouse n° 1600269 du 22 mars 2018 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 3 : L'ONIAM versera à Mme D... une somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 71-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme E... C... épouse D..., au centre hospitalier universitaire de Toulouse, aux caisses primaires d'assurance maladie de Carcassonne et de l'Hérault et à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales.

Délibéré après l'audience du 23 juin 2020 à laquelle siégeaient :

Mme Catherine Girault, président,

Mme A... B..., présidente-assesseure,

Mme Marie-Pierre Beuve-Dupuy, premier conseiller.

Lu en audience publique, le 7 juillet 2020.

Le président de la 2ème chambre,

Catherine Girault

La République mande et ordonne au ministre des solidarités et de la santé en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

2

N° 18BX02066


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Bordeaux
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 18BX02066
Date de la décision : 07/07/2020
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

60-02-01-01-005-02 Responsabilité de la puissance publique. Responsabilité en raison des différentes activités des services publics. Service public de santé. Établissements publics d'hospitalisation. Responsabilité sans faute. Actes médicaux.


Composition du Tribunal
Président : Mme GIRAULT
Rapporteur ?: Mme anne MEYER
Rapporteur public ?: Mme CHAUVIN
Avocat(s) : LESCOURET

Origine de la décision
Date de l'import : 28/07/2020
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.bordeaux;arret;2020-07-07;18bx02066 ?
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