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12/03/2020 | FRANCE | N°18DA02367

France | France, Cour administrative d'appel de Douai, 3ème chambre, 12 mars 2020, 18DA02367


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... A... a demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence à la suite de son exposition aux poussières d'amiante.

Par un jugement n° 1603328 du 27 septembre 2018, le tribunal administratif de Rouen a condamné l'Etat à verser la somme de 8 400 euros à M. A....

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 26 novembre 2018, la minist

re du travail demande à la cour d'annuler ce jugement.

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Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... A... a demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence à la suite de son exposition aux poussières d'amiante.

Par un jugement n° 1603328 du 27 septembre 2018, le tribunal administratif de Rouen a condamné l'Etat à verser la somme de 8 400 euros à M. A....

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 26 novembre 2018, la ministre du travail demande à la cour d'annuler ce jugement.

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Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code du travail ;

- la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998, notamment son article 41 ;

- la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000, notamment son article 53 ;

- le décret n° 77-949 du 17 août 1977 ;

- le décret n° 96-1133 du 24 décembre 1996 ;

- l'arrêté du 7 juillet 2000 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Denis Perrin, premier conseiller

- les conclusions de M. Hervé Cassara, rapporteur public.

Considérant ce qui suit :

1. M. B... A... a été salarié successivement de la société Robert Arnal, à compter de 1994, en qualité de réparateur de containers, puis de la SARL Chaudronnerie Bat de l'Ouest (CBO) en qualité de chaudronnier, à compter du 5 mars 2012. Il a travaillé à ce titre sur le port de Rouen, plus particulièrement à la réparation de containers. Il a saisi l'Etat, le 29 juillet 2016, d'une demande préalable d'indemnisation du préjudice d'anxiété résultant de son exposition professionnelle à l'amiante. Faute de réponse, il a demandé au tribunal administratif de Rouen la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros en réparation de ce préjudice. Par un jugement du 27 septembre 2018, le tribunal administratif de Rouen a fait droit à cette demande à hauteur de 8 400 euros. La ministre du travail relève appel de ce jugement. Par la voie de l'appel incident, M. A... demande également à ce que ce jugement soit réformé en tant qu'il n'a pas fait droit à la totalité de ses prétentions.

Sur la responsabilité de l'Etat :

2. Il incombe aux autorités publiques chargées de la prévention des risques professionnels de se tenir informées des dangers que peuvent courir les travailleurs dans le cadre de leur activité professionnelle, compte tenu notamment des produits et substances qu'ils manipulent ou avec lesquels ils sont en contact, et d'arrêter, en l'état des connaissances scientifiques et des informations disponibles, au besoin à l'aide d'études ou d'enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers. Il leur incombe, également dès lors qu'elles ont mis en place une réglementation, de s'assurer de son application.

3. A compter de l'entrée en vigueur du décret du 17 août 1977, des mesures ont été prises pour limiter les risques que faisait courir aux travailleurs, l'inhalation de poussières d'amiante. Si ces mesures étaient insuffisantes à éliminer le risque de maladie professionnelle liée à l'amiante, elles ont néanmoins été de nature à le réduire dans les entreprises dont l'exposition des salariés aux poussières d'amiante était connue, en interdisant l'exposition au-delà d'un certain seuil et en imposant aux employeurs de contrôler la concentration en fibres d'amiante dans l'atmosphère des lieux de travail. Il n'est toutefois pas établi que ces mesures aient constitué une protection efficace pour ceux qui travaillaient dans des lieux où se trouvaient des produits contenant de l'amiante. En outre, aucune étude n'a été entreprise avant 1995 pour déterminer précisément les dangers que présentaient, pour les travailleurs, les produits contenant de l'amiante, alors pourtant que le caractère hautement cancérigène de cette substance avait été confirmé à plusieurs reprises et que le nombre de maladies professionnelles et de décès liés à l'exposition à l'amiante ne cessait d'augmenter depuis le milieu des années cinquante, du fait de ces carences dans la prévention des risques liés à l'exposition des travailleurs aux poussières d'amiante. Par suite, il n'est pas établi que la règlementation mise en place à partir du 17 août 1977 était suffisante pour assurer l'obligation de prévention des risques professionnels qui incombe à l'Etat. Toutefois, il ne ressort en l'espèce, d'aucune pièce du dossier que le risque de développer une pathologie liée à l'amiante et par voie de conséquence, le préjudice d'anxiété qui en résulte, trouverait directement sa cause dans une carence fautive de l'Etat à prévenir les risques liés à l'usage d'amiante par l'adoption d'une règlementation plus contraignante, eu égard aux négligences dans la mise en œuvre par les employeurs des mesures de protection compte tenu du risque que représentait l'inhalation de poussières d'amiante pour un salarié dont l'activité consistait notamment à charger et décharger des sacs d'amiante ou des marchandises constituées d'amiante à mains nues, qui ne disposait d'aucun vêtement ou équipement de protection, ni même d'informations sur les dangers de l'amiante, travaillait le plus souvent dans les cales des navires, lesquelles étaient calorifugées à l'amiante, ou dans des hangars recouverts de tôles en fibrociment contenant de l'amiante, M. A... a en outre produit un courrier adressé à son employeur par l'inspection du travail en 2014, pour lui demander de justifier que les fiches d'exposition amiante avaient été établies depuis 1979, ce qui n'avait pas été fait. La ministre du travail est donc fondée à soutenir que la responsabilité de l'Etat ne saurait être engagée du fait de l'insuffisance de la règlementation, le lien de causalité direct et certain entre la carence fautive de l'Etat et le préjudice réclamé n'étant pas établi.

4. Par ailleurs, M. A... soutient également, sans être contredit, que les services de l'Etat ne se sont pas suffisamment assurés du respect du décret du 17 août 1977 et de la règlementation qui est venue le compléter. Or, compte tenu du risque d'exposition à l'amiante qui était nécessairement connu de l'administration, des informations dont elle disposait postérieurement à l'édiction du décret du 17 août 1977 et de l'obligation de contrôle prévue par l'article L. 8112-1 du code du travail en vertu duquel les inspecteurs du travail sont chargés de veiller à l'application des dispositions du code du travail, l'Etat devait s'assurer du respect de la réglementation. Il n'est également pas contesté que M. A..., compte tenu de son activité sur le port de Rouen, qui a été inscrit, par l'arrêté du 7 juillet 2000, sur la liste des ports susceptibles d'ouvrir droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante en faveur des ouvriers dockers professionnels et personnels portuaires assurant la manutention, a été exposé à l'amiante depuis son embauche. Il est donc fondé à rechercher la responsabilité de l'Etat pour la réparation du préjudice d'anxiété résultant de son exposition à l'amiante du seul fait du défaut de contrôle de l'Etat dans la mise en œuvre de la règlementation issue du décret du 17 août 1977.

Sur la faute exonératoire de l'employeur :

5. Toutefois, une personne publique ne peut être condamnée à une somme qu'elle ne doit pas. La faute commise par un tiers co-auteur du dommage est, en conséquence, susceptible d'exonérer partiellement ou totalement la personne publique de sa responsabilité. Or, l'employeur a une obligation générale de sécurité et de protection de la santé des travailleurs placés sous son autorité, en application de l'article L. 4121-1 du code du travail. Les manquements de l'Etat dans l'exercice de son pouvoir de police, et notamment dans le contrôle du respect de la règlementation, ne sauraient le priver d'invoquer la faute exonératoire du tiers, co-auteur du dommage qui n'a pas respecté cette règlementation. Il revient à la partie qui soutient qu'une autre partie est l'auteur exclusif d'un dommage, d'apporter des éléments à l'appui de ses prétentions. Il appartient au juge administratif d'apprécier si et dans quelle mesure le comportement d'un tiers ayant concouru à la réalisation du dommage était de nature à atténuer la responsabilité de la personne publique. Il résulte en l'espèce de l'instruction que les sociétés qui ont employé M. A... intervenaient sur le port de Rouen et plus particulièrement dans les activités portuaires où le risque d'exposition à l'amiante était largement connu, dès avant 1977. Elles ne pouvaient donc méconnaître ce risque pour leurs salariés. Or, il ressort des écritures mêmes de M. A... que celui-ci soutient qu'il a manipulé des matériaux amiantés et qu'il n'a bénéficié ni d'équipements respiratoires individuels, ni de vêtements de protection, ni d'informations sur les dangers de l'amiante, alors que de telles obligations s'imposaient aux entreprises qui l'employaient, en application des articles 8 et 9 du décret du 17 août 1977. Il soutient également qu'il a été exposé à l'amiante, même après l'interdiction de ce matériau en 1996, notamment parce qu'il a travaillé dans des bâtiments amiantés. Il résulte également de la fiche médicale de visite du 23 janvier 2014 que le médecin du travail ne disposait pas de la fiche d'exposition à l'amiante de M. A... établie par l'employeur, prévue par ce décret depuis son entrée en vigueur. Il résulte enfin du courrier, également produit par M. A... et adressé par l'inspection du travail à son employeur le 21 août 2014, qu'un contrôle de l'entreprise a été effectué le 14 janvier 2014 et qu'à la suite de la visite médicale du travail précitée, il a été demandé à l'employeur de produire les fiches d'exposition à l'amiante manquantes depuis 1979. Il ne résulte pas de l'instruction que ces fiches aient été produites. Compte tenu de ces éléments, la ministre du travail est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement contesté, le tribunal administratif de Rouen a mis à la charge de l'Etat l'intégralité du préjudice résultant de l'exposition à l'amiante de M. A..., alors que ses employeurs avaient commis une faute exonératoire. Compte tenu des éléments précités, il sera fait une juste appréciation du partage de responsabilité en retenant que la responsabilité de l'Etat est engagée pour le tiers du préjudice pour la période postérieure à l'entrée en vigueur du décret du 17 août 1977. Le jugement du 27 septembre 2018 du tribunal administratif de Rouen est réformé dans cette mesure. M. A... peut, s'il s'y croit fondé, saisir, le cas échéant, le juge judiciaire d'une demande d'indemnisation de la part de ses anciens employeurs, et peut également demander la réparation intégrale de son préjudice au fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante, en application de l'article 53 de la loi du 23 décembre 2000.

Sur le caractère certain du préjudice :

6. Si un demandeur doit justifier des préjudices qu'il invoque en faisant état d'éléments personnels et circonstanciés, le préjudice d'anxiété dû au risque élevé de développer une pathologie grave, et par la même une espérance de vie diminuée, à la suite de l'exposition aux poussières d'amiante, doit être considéré comme établi pour les salariés bénéficiant de l'allocation de cessation anticipée des travailleurs de l'amiante. La décision de reconnaissance du droit à cette allocation vaut ainsi reconnaissance pour l'intéressé d'un lien établi entre son exposition aux poussières d'amiante et la baisse de son espérance de vie, et cette circonstance, qui suffit par elle-même à faire naître chez son bénéficiaire la conscience du risque de tomber malade, est la source d'un préjudice indemnisable au titre du préjudice moral. En l'espèce, M. A... justifie avoir été admis au bénéfice de cette allocation à compter du 1er avril 2015. Par suite, la ministre du travail n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement contesté, le tribunal administratif de Rouen a retenu un lien direct et certain entre le préjudice d'anxiété de M. A... résultant de son exposition à l'amiante et la carence fautive de l'Etat dans l'application de la règlementation issue du décret du 17 août 1977. Si l'intéressé doit être considéré comme demandant également la réparation des troubles dans les conditions d'existence qu'il dit avoir subi, il n'apporte aucun élément permettant d'établir qu'il serait astreint à un suivi médical contraignant, ni ne justifie que l'anxiété qu'il subit est telle qu'elle affecte concrètement et quotidiennement ses conditions de vie.

Sur le montant du préjudice :

7. Pour évaluer le montant accordé en réparation du préjudice moral d'anxiété résultant de la carence fautive de l'Etat dans son obligation de prévention du risque d'exposition à l'amiante, il appartient au juge de tenir compte, dans chaque espèce, et au regard des éléments de toute nature apportés par les intéressés, de l'ampleur de l'exposition personnelle du travailleur aux poussières d'amiante, prenant ainsi notamment en considération tant les conditions de cette exposition, lesquelles dépendent largement de la nature des fonctions et des circonstances particulières de leur exercice, que de la durée de cette exposition. Il n'est pas contesté, même si M. A... n'apporte aucun élément caractérisant spécifiquement sa situation, qu'il a travaillé dans le secteur portuaire pendant une période de vingt et un ans, où le risque d'exposition à l'amiante était élevé et où il était amené à manipuler des matériaux amiantés. Par suite, l'évaluation du préjudice global à laquelle ont procédé les premiers juges n'étant contestée par aucune des parties, il sera fait une juste appréciation de son préjudice en condamnant l'Etat, compte tenu du partage de responsabilité fixé au point 5, à lui verser la somme de 2 800 euros.

8. Il résulte de tout ce qui précède que l'article 1er du jugement du 27 septembre 2018 du tribunal administratif de Rouen doit être réformé en ce que la condamnation de l'Etat est fixée à 2 800 euros. Par suite, l'appel incident de M. A... est rejeté. Il n'y a pas lieu dans les circonstances de l'espèce de faire droit à ses conclusions au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :

Article 1er : La somme de 8 400 euros que l'Etat a été condamné à verser à M. A... est ramenée à 2 800 euros.

Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Rouen du 27 septembre 2018 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la ministre du travail est rejeté.

Article 4 : L'appel incident et le surplus des conclusions de M. A... sont rejetés.

Article 5: Le présent arrêt sera notifié à la ministre du travail et à M. B... A....

Copie en sera transmise à la caisse primaire d'assurance maladie de la Seine-Maritime.

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N°18DA02367


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Douai
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 18DA02367
Date de la décision : 12/03/2020
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

66-03-03 Travail et emploi. - Conditions de travail. - Hygiène et sécurité.


Composition du Tribunal
Président : M. Albertini
Rapporteur ?: M. Denis Perrin
Rapporteur public ?: M. Cassara
Avocat(s) : SELARL BAUDEU ET ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 09/08/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.douai;arret;2020-03-12;18da02367 ?
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