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22/06/2015 | FRANCE | N°13PA04865

France | France, Cour administrative d'appel de Paris, Chambres reunies, 22 juin 2015, 13PA04865


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Overseas Financial Limited et la société Oaktree Finance Limited ont demandé au Tribunal administratif de Paris, à titre principal, d'annuler la décision implicite par laquelle le ministre de l'économie et des finances a refusé d'autoriser la levée partielle de la mesure de gel des avoirs de la société Bank Sepah et, à titre subsidiaire, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne de deux questions préjudicielles.

Par un jugement n° 1205552 du 21 octobre 2013, le Tribunal ad

ministratif de Paris a rejeté leur demande.

Procédure devant la Cour :

Par une req...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Overseas Financial Limited et la société Oaktree Finance Limited ont demandé au Tribunal administratif de Paris, à titre principal, d'annuler la décision implicite par laquelle le ministre de l'économie et des finances a refusé d'autoriser la levée partielle de la mesure de gel des avoirs de la société Bank Sepah et, à titre subsidiaire, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne de deux questions préjudicielles.

Par un jugement n° 1205552 du 21 octobre 2013, le Tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête, enregistrée le 18 décembre 2013, la société Overseas Financial Limited et la société Oaktree Finance Limited, représentées par MeC..., demandent à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1205552 du 21 octobre 2013 du Tribunal administratif de Paris ;

2°) d'annuler, pour excès de pouvoir, la décision implicite du ministre de l'économie et des finances rejetant leur demande de levée partielle du gel des avoirs de la société Bank Sepah ;

3°) d'enjoindre au ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique de procéder à cette levée ou, subsidiairement, de procéder à un nouvel examen de leur demande ;

4°) à titre subsidiaire, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne des questions préjudicielles suivantes :

" 1 - La notion de mesure judiciaire au sens de l'article 17 du règlement n° 961/2010 concernant l'adoption de mesures restrictives à l'encontre de l'Iran comprend-elle un acte introductif d'une instance judiciaire, tel qu'une citation à civilement responsable en procédure française '

2 - Dans la négative, doit-on considérer que le fait de réserver le bénéfice de la dérogation au gel des avoirs aux seuls tiers munis d'une décision de justice antérieure à la date de gel des avoirs, à l'exclusion de ceux munis d'une décision de justice postérieure mais qui est le fruit d'une procédure initiée antérieurement à cette même date, porte une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux que sont le droit de propriété et le droit à l'exécution d'une décision de justice ' " ;

5°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elles soutiennent que :

- le ministre chargé de l'économie a commis une erreur de droit en considérant que la citation directe de la banque Sepah en sa qualité de civilement responsable effectuée le 5 avril 2005 en vertu des articles 390 et 550 du code de procédure pénale ne constituait pas une mesure judiciaire au sens des dispositions du a) de l'article 17 du règlement n° 961/2010 autorisant le déblocage des fonds de la banque dans la limite de la somme au versement de laquelle elle a été condamnée ;

- à supposer que le terme de mesure judiciaire cité au a) de l'article 17 du règlement n° 961/2010 doive être interprété de manière restrictive et que la dérogation prévue par les dispositions de cet article ne vise que les décisions de justice antérieures, ce règlement, ainsi que la décision implicite du ministre, portent atteinte de manière disproportionnée, d'une part, à leur droit de propriété protégé par l'article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et par l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et, d'autre part, à leur droit à l'exécution d'une décision de justice garanti par l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et par le premier paragraphe de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Par un mémoire en défense, enregistré le 26 mars 2014, le ministre de l'économie et des finances conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens soulevés par les sociétés Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la résolution 1737 (2006) du 23 décembre 2006 du Conseil de sécurité des Nations unies ;

- la résolution 1747 (2007) du 24 mars 2007 du Conseil de sécurité des Nations unies ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;

- le traité sur l'Union européenne ;

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;

- le règlement (CE) n° 441/2007 de la Commission du 20 avril 2007 ;

- la décision 2010/413/PESC du Conseil du 26 juillet 2010 ;

- le règlement (UE) n° 961/2010 du Conseil du 25 octobre 2010 ;

- le code de procédure pénale ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de MmeA...,

- et les conclusions de M. Sorin, rapporteur public.

Considérant ce qui suit :

1. Les sociétés de droit américain Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited ont été victimes en 1995 d'une fraude aux instruments financiers dans laquelle était impliqué le directeur de la succursale française de la banque iranienne Sepah. Par un arrêt du 26 avril 2007, la Cour d'appel de Paris, infirmant sur ce point le jugement du Tribunal de grande instance de Paris du 16 mai 2006, a jugé que la société Bank Sepah devait être tenue pour civilement responsable des agissements de son salarié et a condamné la banque, avec trois autres personnes physiques, à verser aux sociétés Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited les sommes respectives de 2 500 000 dollars et 1 500 000 dollars. Le pourvoi en cassation dirigé contre cet arrêt a été rejeté par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 10 septembre 2008. Après avoir conjointement obtenu le versement d'une somme de 264 581,69 euros par l'une des personnes physiques condamnées, les sociétés Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited ont demandé le paiement du solde restant dû à la société Bank Sepah. Celle-ci leur a alors fait savoir qu'elle ne pouvait pas procéder à ce versement au motif que ses biens et avoirs étaient gelés depuis son inscription, par le Conseil de sécurité des Nations unies, le 24 mars 2007, puis par la Commission des Communautés européennes, le 20 avril 2007, sur la liste des personnes et entités visées par les sanctions internationales infligées à l'Iran. Par un courrier du 2 décembre 2011, reçu le 5 décembre suivant, les sociétés Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited ont saisi le ministre chargé de l'économie en lui demandant, sur le fondement des dispositions de l'article 17 du règlement (UE) n° 961/2010 du 25 octobre 2010, d'autoriser le déblocage des avoirs de la société Bank Sepah, dans la limite de l'indemnité qui leur est due. Le ministre n'a pas répondu à ce courrier. Les sociétés Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited font appel du jugement du 21 octobre 2013 par lequel le Tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande tendant à l'annulation de la décision implicite du ministre chargé de l'économie refusant de procéder à la levée partielle du gel des avoirs de la banque Sepah qu'elles sollicitaient.

2. Aux termes du paragraphe 12 de sa résolution 1737 (2006) du 23 décembre 2006, le Conseil de sécurité des Nations unies : " Décide que tous les États devront geler les fonds, avoirs financiers et ressources économiques se trouvant sur leur territoire à la date de l'adoption de la présente résolution ou à tout moment ultérieur, qui sont la propriété ou sous le contrôle des personnes ou entités visées dans l'Annexe, ainsi que ceux des autres personnes ou entités que le Conseil ou le Comité [des sanctions] pourront désigner comme participant, étant directement associées ou apportant un appui aux activités nucléaires de l'Iran posant un risque de prolifération et à la mise au point de vecteurs d'armes nucléaires (...) ". Par sa résolution 1747 (2007) du 24 mars 2007, le Conseil de sécurité des Nations unies a inscrit, à son annexe I A, les sociétés Bank Sepah et Bank Sepah International sur la liste des entités concourant au programme nucléaire ou de missiles balistiques iranien, auxquelles s'appliquent, ainsi que l'énonce le paragraphe 4 de cette résolution, les mesures visées au paragraphe 12 de la résolution 1737.

3. Afin de mettre en oeuvre les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, le Conseil de l'Union européenne a adopté, par règlement (CE) n° 423/2007 du 19 avril 2007, des mesures restrictives à l'encontre de l'Iran. Par règlement (CE) n° 441/2007 du 20 avril 2007, la Commission des Communautés européennes a inscrit la banque Sepah et la banque Sepah International sur la liste des entités soumises au gel des fonds et des ressources économiques ordonné en vertu de l'article 7, paragraphe 1, du règlement n° 423/2007. Ce dernier règlement a été abrogé par le règlement (UE) n° 961-2010 du Conseil du 25 octobre 2010, qui reprend à son article 16 la mesure de gel des fonds et des ressources économiques précédemment prévue par l'article 7 du règlement n° 423/2007. L'annexe VII du règlement n° 961-2010, qui énumère les personnes, entités ou organismes concernés par le gel des fonds et des ressources économiques, cite les sociétés Bank Sepah et Bank Sepah International, en rappelant que ces entités ont été désignées par le Conseil de sécurité des Nations unies, le 24 mars 2007, comme devant faire l'objet de mesures de sanction.

4. Aux termes du paragraphe 1 de l'article 16 du règlement n° 961/2010, en vigueur à la date de la décision contestée : " Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant aux personnes, entités ou organismes énumérés à l'annexe VII, de même que tous les fonds et ressources économiques que ces personnes, entités ou organismes possèdent, détiennent ou contrôlent. L'annexe VII comprend les personnes, entités et organismes désignés par le Conseil de sécurité des Nations unies ou par le comité des sanctions, conformément au paragraphe 12 de la résolution 1737 (2006) du Conseil de sécurité des Nations unies (...) ". Aux termes de l'article 17 du même règlement : " Par dérogation à l'article 16, les autorités compétentes des États membres (...) peuvent autoriser le déblocage de certains fonds ou ressources économiques gelés, pour autant que les conditions suivantes soient réunies : a) les fonds ou ressources économiques font l'objet d'une mesure ou d'une décision judiciaire, administrative ou arbitrale prise avant la date à laquelle la personne, l'entité ou l'organisme visé(e) à l'article 16 a été désigné(e) par le comité des sanctions, le Conseil de sécurité ou le Conseil ; b) les fonds ou ressources économiques sont exclusivement utilisés pour faire droit aux demandes garanties par une telle mesure ou dont la validité a été établie par une telle décision, dans les limites fixées par les lois et règlements régissant les droits des personnes admises à présenter de telles demandes ; c) la mesure ou la décision n'est pas prise au profit d'une personne, d'une entité ou d'un organisme énumérés aux annexes VII ou VIII ; d) la reconnaissance de la mesure ou de la décision n'est pas contraire à l'ordre public de l'État membre concerné ; et e) lorsque l'article 16, paragraphe 1, s'applique, la mesure ou la décision a été notifiée par l'État membre au comité des sanctions ".

Sur le moyen tiré d'une erreur de droit dans l'interprétation de l'article 17 du règlement n° 961/2010 :

5. Il est constant que la décision par laquelle la Cour d'appel de Paris a condamné la société Bank Sepah à indemniser les sociétés Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited est intervenue le 26 avril 2007, soit postérieurement à l'inscription, d'abord par le Conseil de sécurité, le 24 mars 2007, puis par la Commission, le 20 avril 2007, de la banque iranienne Sepah sur la liste des entités concourant au programme nucléaire ou de missiles balistiques iranien. Les sociétés Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited font cependant valoir que la citation directe d'avoir à comparaître qui a été délivrée par huissier, à leur demande, à la société Bank Sepah le 5 avril 2005, constitue une mesure judiciaire au sens des dispositions précitées du a) de l'article 17 du règlement n° 961/2010 et ouvre ainsi droit à la dérogation prévue par ces dispositions.

6. En premier lieu, le paragraphe 13 de la résolution 1737 du Conseil de sécurité des Nations unies dispose : " (...) les mesures prescrites au paragraphe 12 ci-dessus ne s'appliquent pas aux fonds, avoirs financiers et ressources économiques dont les États concernés ont établi qu'ils étaient : (...) c) Visés par un privilège ou une décision judiciaire, administrative ou arbitrale, auquel cas les fonds, avoirs financiers et ressources économiques pourront être utilisés à cette fin, pour autant que le privilège ou la décision soit antérieur à la présente résolution, qu'il ne soit pas au profit d'une personne ou entité visée aux paragraphes 10 et 12 ci-dessus et que les États concernés en aient avisé le Comité [des sanctions] ". Le paragraphe 4 de l'article 20 de la décision 2010/413/PESC du Conseil de l'Union européenne du 26 juillet 2010 énonce : " Des dérogations peuvent également être accordées pour les fonds et ressources économiques qui : (...) b) font l'objet d'un privilège ou d'une décision judiciaire, administrative ou arbitrale, auquel cas les fonds et ressources économiques peuvent être utilisés à cette fin, à condition que le privilège ou la décision soit antérieur à la RCSNU 1737 (2006) et ne profite pas à une personne ou entité visée au paragraphe 1, dès lors que l'État membre concerné en a informé le Comité des sanctions (...) ". Ces deux textes, qui constituent le fondement de l'article 17 du règlement n° 961/2010, ne se réfèrent, outre la notion de " décision judiciaire, administrative ou arbitrale ", qu'à celle de " privilège ". Ce dernier terme doit être entendu comme visant une mesure ordonnée, à titre provisoire ou non, par l'autorité judiciaire et ayant pour objet de garantir la créance du demandeur.

7. En deuxième lieu, les dispositions du a) de l'article 17 du règlement n° 961/2010 doivent être interprétées en tenant compte de l'économie générale de cet article, et notamment des dispositions de son b), dont il résulte que la " mesure judiciaire " visée au a) est uniquement une mesure de garantie.

8. Enfin, les autres versions linguistiques du a) de l'article 17 du règlement n° 961/2010, notamment les versions anglaise, allemande et espagnole, confirment que les auteurs de ce règlement ont entendu se référer exclusivement, sur ce point, à la notion de privilège ordonné par l'autorité judiciaire.

9. Il résulte clairement de ce qui précède que, contrairement à ce que soutiennent les sociétés requérantes, le terme de " mesure judiciaire " figurant dans la version française du a) de l'article 17 du règlement n° 961/2010 doit être regardé comme ne visant que les privilèges, mesures destinées à garantir une créance et qui ne peuvent être prises que par l'autorité judiciaire. Ce terme ne saurait donc en aucun cas inclure des actes de procédure engagés par ou pour des personnes physiques ou morales, tels des actes introductifs d'instance. Par suite, la citation directe, prévue par les articles 390 et 550 du code de procédure pénale, qui constitue un mode de poursuite devant le juge pénal pour les délits et contraventions et permet notamment à une partie civile de fixer le lieu et la date de l'audience par l'envoi d'une citation à comparaître, ne peut être assimilée à une mesure judiciaire et la circonstance que la citation à comparaître doit être faite par exploit d'huissier de justice ne saurait lui conférer le caractère d'une telle mesure judiciaire. A cet égard, les sociétés Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited ne peuvent utilement se prévaloir du règlement (CE) n° 1348/2000 du 29 mai 2000, dont le seul objet est de faciliter la transmission entre Etats membres des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile et commerciale aux fins de signification ou de notification, ni de la décision 2001/781/CE de la Commission du 25 septembre 2001 prise pour l'application de ce règlement. Il s'ensuit que le ministre de l'économie et des finances n'a pas commis d'erreur de droit en refusant d'autoriser le déblocage des fonds gelés de la société Bank Sepah au motif que la citation directe du 5 avril 2005 ne constituait pas une mesure judiciaire au sens du a) de l'article 17 du règlement n° 961/2010.

Sur le moyen tiré de l'invalidité de l'article 17 du règlement n° 961/2010 au regard des droits fondamentaux reconnus par l'Union européenne :

10. Les sociétés Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited soutiennent qu'en limitant la possibilité de dérogation à l'application d'une mesure de gel de fonds à la seule hypothèse où une décision de justice a été rendue antérieurement à la désignation par le comité des sanctions, le Conseil de sécurité ou le Conseil de l'Union européenne, de la personne, l'entité ou l'organisme visé par une telle sanction, les dispositions du a) de l'article 17 du règlement n° 961/2010 citées au point 4 ci-dessus méconnaissent leur droit de propriété, ainsi que leur droit à l'exécution d'une décision de justice.

11. Aux termes du premier alinéa du paragraphe 1 de l'article 6 du traité sur l'Union européenne : " L'Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000 (...), laquelle a la même valeur juridique que les traités ". Aux termes du paragraphe 3 du même article : " Les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, font partie du droit de l'Union en tant que principes généraux ". Le treizième considérant du règlement n° 961/2010 dispose : " Le présent règlement respecte les droits fondamentaux et observe les principes reconnus notamment par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, et plus particulièrement le droit à un recours effectif et d'accéder à un tribunal impartial, le droit de propriété et le droit à la protection des données à caractère personnel. Le présent règlement doit être appliqué dans le respect de ces droits et de ces principes ". Il appartient au juge administratif, saisi d'un moyen tiré de la méconnaissance par un règlement des stipulations de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, de rechercher si le règlement est compatible avec les droits fondamentaux garantis par ces stipulations. Il lui revient, en l'absence de difficulté sérieuse, d'écarter le moyen invoqué, ou, dans le cas contraire, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle, dans les conditions prévues par l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

12. D'une part, aux termes du paragraphe 1 de l'article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : " Toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu'elle a acquis légalement, de les utiliser, d'en disposer et de les léguer. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, dans des cas et conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte. L'usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l'intérêt général ". Aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général (...) ".

13. D'autre part, le droit à l'exécution d'une décision de justice dans un délai raisonnable constitue l'une des composantes du droit au recours effectif et à l'accès à un tribunal indépendant et impartial garanti par l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et par l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

14. Le gel des fonds de la société Bank Sepah est une mesure provisoire qui n'a ni pour objet ni pour effet de priver définitivement les sociétés Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited de leur droit d'obtenir, en exécution de la décision de la Cour d'appel de Paris du 26 avril 2007, le versement des indemnités qui leur sont dues par la société Bank Sepah. Toutefois, le gel des fonds de cette entité et la décision du ministre refusant un déblocage partiel de ces fonds emportent une restriction à l'usage du droit de propriété des requérantes, qui revêt une gravité notable compte tenu de ce que la sanction était applicable depuis plus de quatre ans à la date de la décision contestée. Eu égard au temps ainsi écoulé, la mesure de gel et la décision du ministre portent également atteinte au droit des requérantes à l'exécution d'une décision de justice dans un délai raisonnable.

15. Le droit de propriété ne saurait cependant être appréhendé comme une prérogative absolue et il est légitime de réserver, s'agissant de l'usage de ce droit, l'application de certaines restrictions, à condition que celles-ci répondent effectivement à des objectifs d'intérêt général de l'Union et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même du droit ainsi garanti. En particulier, l'importance des objectifs poursuivis par une réglementation mettant en oeuvre une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies et prévoyant des sanctions à l'encontre d'un pays tiers peut être de nature à justifier des conséquences négatives, même considérables, pour certains opérateurs, y compris ceux n'ayant aucune responsabilité dans la situation ayant conduit à l'adoption des mesures en cause et se trouvant pourtant affectés, notamment dans leur droit de propriété, par celles-ci.

16. Les mesures restrictives de gel des fonds et ressources économiques édictées par le règlement n° 961/2010 répondent à un objectif d'importance primordiale de maintien de la paix et de la sécurité internationales qui, afin d'assurer leur pleine efficacité, justifie qu'il soit porté atteinte au droit de propriété protégé par l'article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

17. Toutefois, les restrictions apportées à l'usage par les sociétés requérantes de leur droit de propriété sont, dans les circonstances de l'espèce, particulièrement importantes dans la mesure où l'atteinte à ce droit résulte de l'inexécution dans un délai raisonnable d'une décision de justice. En outre, ces restrictions pourraient apparaître injustifiées compte tenu de ce que, d'une part, les requérantes ont été victimes d'une escroquerie et n'entretiennent aucun rapport, même indirect, avec la banque Sepah lié aux activités de celle-ci ayant justifié le gel de ses fonds, et, d'autre part, les faits à l'origine de la décision de justice et la procédure juridictionnelle ayant abouti à cette décision sont antérieurs à l'inscription par le Conseil de sécurité et le Conseil de l'Union européenne de cette banque sur la liste des entités soumises à un tel gel. Par ailleurs, il ressort des pièces du dossier que la demande des sociétés Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited satisfait à toutes les conditions posées par l'article 17 du règlement n° 961/2010 autres que celle prévue au a) de cet article, dès lors que le déblocage de fonds sollicité ne porterait que sur l'indemnité que la société Bank Sepah a été condamnée à verser et qui reste due aux requérantes, que ce déblocage ne profiterait en aucune façon à la banque visée par la sanction et qu'il ne porterait pas atteinte à l'ordre public. Si l'objectif de lutte contre la prolifération nucléaire poursuivi par le règlement n° 961/2010 justifie que les mesures de gel des avoirs de personnes associées aux activités nucléaires iraniennes connaissent, en vue d'en assurer la pleine efficacité, un nombre très limité de dérogations et puissent emporter des conséquences négatives pour des tiers, un doute sérieux existe sur la proportionnalité à cet objectif d'une atteinte au droit de propriété combinée à l'inexécution d'une décision de justice pour les sociétés requérantes et les personnes se trouvant dans la même situation qu'elles.

18. La solution à apporter au présent litige exige de trancher la question de savoir si l'objectif d'intérêt général primordial poursuivi par le règlement n° 961/2010 justifie l'existence des restrictions apportées au droit de propriété d'un tiers muni, dans les circonstances évoquées ci-dessus, d'une décision juridictionnelle obtenue à l'issue d'une procédure engagée à l'encontre d'une personne ou d'une entité directement visée par la sanction avant la désignation de celle-ci par le comité des sanctions, le Conseil de sécurité des Nations unies ou le Conseil de l'Union européenne. Cette question présente une difficulté sérieuse. Il y a lieu, par suite, d'en saisir la Cour de justice de l'Union européenne en application de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et, dans l'attente que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur la requête des sociétés Overseas Financial Limited et Oaktree Finance Limited.

DÉCIDE :

Article 1er : Il est sursis à statuer sur la requête de la société Overseas Financial Limited et de la société Oaktree Finance Limited jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur la question suivante :

" Les dispositions de l'article 17 du règlement (UE) n° 961/2010 du Conseil du 25 octobre 2010 méconnaissent-elles l'article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui protègent le droit de propriété, lus en combinaison avec l'article 47 de cette charte et le premier paragraphe de l'article 6 de ladite convention, qui garantissent le droit à l'exécution d'une décision de justice dans un délai raisonnable, dans la mesure notamment où ces dispositions ne prévoient pas la possibilité de déblocage des fonds gelés lorsqu'une personne tierce se prévaut d'une créance acquise en vertu d'une décision de justice portant condamnation d'une personne désignée pour faire l'objet d'une mesure de gel au versement d'une indemnité à son profit rendue à l'issue d'une procédure engagée avant cette désignation et que ces deux personnes n'entretiennent aucun rapport, même indirect, lié aux activités visées par le règlement ' "

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à la société Overseas Financial Limited, à la société Oaktree Finance Limited, au ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique et au président de la Cour de justice de l'Union européenne.

Délibéré après l'audience du 20 mai 2015, à laquelle siégeaient :

- M. Frydman, président de la Cour,

- M. Bouleau, premier vice-président,

- M. Lapouzade, président de chambre,

- MM. D...etB..., présidents assesseurs,

- Mmes A...etE..., premiers conseillers.

Lu en audience publique, le 22 juin 2015.

Le rapporteur,

M. A...Le président,

P. FRYDMAN

Le greffier,

A. CLEMENT

La République mande et ordonne au ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

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N° 13PA04865


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Paris
Formation : Chambres reunies
Numéro d'arrêt : 13PA04865
Date de la décision : 22/06/2015
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Analyses

Communautés européennes et Union européenne - Application du droit de l'Union européenne par le juge administratif français - Actes clairs - Interprétation du droit de l'Union.

Communautés européennes et Union européenne - Application du droit de l'Union européenne par le juge administratif français - Renvoi préjudiciel à la Cour de justice.


Composition du Tribunal
Président : Mme MILLE
Rapporteur ?: M. Michel ROMNICIANU
Rapporteur public ?: M. SORIN
Avocat(s) : ALLEN et OVERY

Origine de la décision
Date de l'import : 18/07/2015
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.paris;arret;2015-06-22;13pa04865 ?
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