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17/02/1992 | FRANCE | N°90630

France | France, Conseil d'État, 4 / 1 ssr, 17 février 1992, 90630


Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire enregistrés au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat le 24 août 1987 et 24 décembre 1987, présentés pour les héritiers de M. Jean-Pierre E..., architecte : Mme Jean-Pierre E..., demeurant ..., Mme Philippe F..., née Frédérique E..., demeurant ..., M. Philippe E..., demeurant ..., Mlle Catherine E..., demeurant ... et l'entreprise DUCASSOU, dont le siège est ... au Mans (72000), assistée de Me C..., syndic à la liquidation de biens de cette société ; les héritiers de M. Jean-Pierre E... et l'entreprise DUCASSOU demand

ent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler le jugement du 19 juin 1987...

Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire enregistrés au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat le 24 août 1987 et 24 décembre 1987, présentés pour les héritiers de M. Jean-Pierre E..., architecte : Mme Jean-Pierre E..., demeurant ..., Mme Philippe F..., née Frédérique E..., demeurant ..., M. Philippe E..., demeurant ..., Mlle Catherine E..., demeurant ... et l'entreprise DUCASSOU, dont le siège est ... au Mans (72000), assistée de Me C..., syndic à la liquidation de biens de cette société ; les héritiers de M. Jean-Pierre E... et l'entreprise DUCASSOU demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler le jugement du 19 juin 1987 par lequel le tribunal administratif de Rouen les a condamnés conjointement et solidairement : a) à payer à la ville du Havre la somme de 4 311 759,78 F avec intérêts au taux légal à compter du 31 décembre 1980, b) à supporter les frais d'expertise à concurrence de 33 218 F,
2°) de rejeter la demande de la ville du Havre,
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code civil ;
Vu la loi du 28 pluviôse an VIII ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Après avoir entendu :
- le rapport de M. Sanson, Maître des requêtes,
- les observations de Me Roger, avocat des héritiers de M. E... et de l'entreprise DUCASSOU, assistée de Me C..., syndic, de Me Blondel, avocat de la ville du Havre et de Me Boulloche, avocat de M. D... et autres,
- les conclusions de M. de Froment, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu'en 1970, à la suite d'un concours national ouvert pour la construction en série industrielle d'Instituts Médico-Educatifs (I.M.E.) destinés aux jeunes inadaptés, l'Etat, représenté par le ministre de la santé publique et de la sécurité sociale, a retenu le projet élaboré par le Groupement d'Entreprises Licenciées Fiorio (G.E.L.F.) avec l'aide de MM. D..., X..., Y..., A..., B... et Z..., architectes constituant le cabinet Delta ; que, par marché du 30 juin 1970, l'Etat, qui agissait en qualité de maître d'ouvrage délégué pour le compte de la commune du Havre, a confié à l'ENTREPRISE DUCASSOU, membre du Groupement d'Entreprises Licenciées Fiorio, la construction d'un Institut Médico-Educatif édifié rue Louis Lumière au Havre ; que, par contrat signé le même jour, l'Etat a choisi M. E... comme architecte d'opération ; que les réceptions provisoire et définitive de l'ouvrage ont été prononcées respectivement les 9 décembre 1972 et 30 janvier 1973 ; qu'à cette dernière date l'immeuble a été remis à la vill du Havre ;
Considérant qu'à la suite de désordres ayant affecté l'ouvrage à partir de 1974, la ville du Havre a mis en cause devant le tribunal administratif de Rouen la responsabilité décennale des constructeurs sur la base des principes dont s'inspirent les articles 1792 et 2270 du code civil et a obtenu la désignation en référé d'un expert qui a déposé successivement deux rapports, les 28 mai 1980 et 21 février 1983 ; que, par le jugement attaqué, en date du 19 juin 1987, ce tribunal a mis hors de cause le Groupement d'Entreprises Licenciées Fiorio et les architectes du cabinet Delta et a condamné conjointement et solidairement les HERITIERS DE M. E..., entretemps décédé, et l'ENTREPRISE DUCASSOU à payer à la ville du Havre, en réparation des désordres retenus, la somme de 4 311 759,78 F avec intérêts au taux légal à compter du 31 décembre 1980 et à supporter les trois-quarts des frais d'expertise exposés ; que ce jugement fait l'objet d'un appel des HERITIERS DE M. E... et de l'ENTREPRISE DUCASSOU, assistée de Maître C..., syndic de la liquidation de ses biens et d'un recours incident et d'un appel provoqué de la ville du Havre ;
Sur la régularité du jugement attaqué :

Considérant que le tribunal administratif de Rouen a omis de statuer sur les conclusions de la ville du Havre tendant à la condamnation des constructeurs à lui verser 324 481,50 F pour les troubles de jouissance qu'elle aurait subis à la suite des désordres litigieux ; que le jugement attaqué est ainsi entaché d'irrégularité sur ce point et doit, dans cette mesure, être annulé ;
Considérant qu'il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur la partie de la demande présentée sur ce point par la ville du Havre devant le tribunal administratif de Rouen ;
Sur la responsabilité :
Considérant qu'il résulte de l'instruction et notamment des deux rapports déposés par l'expert désigné par les premiers juges, que n'étaient pas apparents à la date de la réception définitive de l'ouvrage les désordres consistant : en infiltrations d'eau, condensations de vapeur et humidité provenant, autour des baies vitrées, surtout celles de grande taille, de joints de plastique défectueux, décollés de leurs supports ou arrachés, d'appuis de fenêtres fissurés ou détériorés, d'allèges sans protection formant ponts thermiques, de fissures horizontales sous les planchers des terrasses ; en insuffisance du système d'isolation de type "Roofmate" deux fois trop mince et d'ailleurs déconseillé par les bureaux de contrôle ; en déchirure du complexe d'étanchéité de la salle de gymnastique polyvalente et en fissuration de panneaux préfabriqués non conformes aux prescriptions du cahier des charges ; qu'en outre ne se sont révélées qu'après cette date les causes et les conséquences des désordres écartés à tort comme apparents par les premiers juges et provenant du défaut de calfeutrement des menuiseries, de l'absence de gorges de récupération des eaux de ruissellement des baies vitrées non ouvrantes, de l'inadaptation des volets de bois, de la détérioration du faux plafond suspendu de la salle de gymnastique ; que, par leur nature et leur étendue, tous ces désordres rendaient l'immeuble impropre à sa destination et même compromettaient sa solidité ;

Considérant que ces désordres sont imputables à des vices de conception et à l'inadaptation au climat de la Normandie du projet-type élaboré par le Groupement d'Entreprises Licenciées Fiorio avec l'aide des architectes du cabinet Delta et mis au point par l'Etat, ainsi qu'à des défauts d'exécution de l'ENTREPRISE DUCASSOU ; que du fait des limites fixées à sa mission et de sa subordination à l'ingénieur des ponts et chaussées délégué aux travaux par l'Etat résultant de son contrat, l'architecte d'opération ne peut être regardé comme responsable qu'en raison de la surveillance insuffisante du chantier et de l'absence d'observations ou de réserves faites par lui lors de l'exécution des travaux ; que les défauts d'exécution de l'ENTREPRISE DUCASSOU et la surveillance insuffisante de l'architecte E... ayant concouru à la réalisation de la totalité des dommages subis par l'ouvrage, c'est à bon droit que le tribunal administratif de Rouen a condamné à réparation conjointement et solidairement cette entreprise et les HERITIERS DE M. E... ;
Considérant que le Groupement d'Entreprises Licenciées Fiorio et les architectes du cabinet Delta ne sont pas des constructeurs au sens des dispositions relatives à la garantie décennale ; que, par suite, leur responsabilité ne peut être recherchée devant la juridiction administrative ; que, toutefois, les erreurs de conception et d'adaptation commises par le Groupement d'Entreprises Licenciées Fiorio et par ces architectes constituent, avec le choix du projet-type par l'Etat, qui disposait de services techniques importants, des fautes du maître de l'ouvrage de nature à atténuer la responsabilité de l'entrepreneur et de l'architecte d'opération ; que ces fautes sont opposables à la ville du Havre, à laquelle l'Etat a remis l'ouvrage lors de la réception définitive ; qu'il sera fait une juste appréciation de cette atténuation en la fixant à 30 % des conséquences dommageables des désordres ;
Sur la réparation des dommages et le recours incident de la ville du Havre :

Considérant qu'il résulte des deux rapports d'expertise que le coût des travaux indispensables à la remise en état de l'ouvrage s'élève à 5 631 535,10 F toutes taxes comprises, y compris les travaux écartés ou omis par les premiers juges, sans qu'il y ait lieu à abattement pour vétusté des peintures intérieures à refaire, les premiers désordres étant apparus dès 1974 ;
Considérant que la ville du Havre a, du fait des désordres constatés, subi des troubles de jouissance dont il sera fait une juste appréciation en les évaluant à 100 000 F ;
Sur l'indemnité :
Considérant que, compte tenu de l'atténuation de responsabilité de 30 % ci-dessus indiquée, le montant de l'indemnité mise à la charge des HERITIERS DE M. E... et de l'ENTREPRISE DUCASSOU s'élève à 4 012 074,57 F toutes taxes comprises ; qu'il y a lieu de ramener à cette somme le montant de la condamnation prononcée par les premiers juges ;
Sur les intérêts :
Considérant que la ville du Havre a droit aux intérêts de la somme de 4 012 074,57 F à compter du 31 décembre 1980, jour de l'enregistrement de sa demande au fond devant le tribunal administratif de Rouen ;
Considérant que la capitalisation des intérêts a été demandée le 6 juin 1988 ; qu'à cette date il était dû au moins une année d'intérêts ; que, dès lors, conformément aux dispositions de l'article 1154 du code civil, il y a lieu de faire droit à cette demande ;
Sur l'appel provoqué :

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la juridiction administrative n'est pas compétente pour statuer sur les conclusions de la ville du Havre contre le Groupement d'Entreprises Licenciées Fiorio et les architectes du cabinet Delta ; que, par suite, les premiers juges les ont à bon droit écartées pour ce motif ; que, dès lors, les conclusions d'appel provoqué présentées par la ville du Havre, qui reprennent ces conclusions, ne sauraient être accueillies ;
Sur les frais d'expertise :
Considérant que, dans les circonstances de l'affaire, il y a lieu de mettre 70 % des frais d'expertise, soit 31 003,82 F, à la charge des HERITIERS DE M. E... et de l'ENTREPRISE DUCASSOU ;
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Rouen du 19 juin 1987 est annulé en tant que ce tribunal a omis de statuer sur les conclusions de la ville du Havre tendant à la condamnation des constructeurs à lui verser un complément d'indemnitéde 324 481,50 F pour troubles de jouissance.
Article 2 : La somme de 4 311 759,78 F que les HERITIERS DE M. E... et l'ENTREPRISE DUCASSOU ont été condamnés solidairement à verser à la ville du Havre est ramenée à 4 012 074,57 F avec intérêts au taux légal à compter du 31 décembre 1980. Les intérêts échus le 6 juin 1988 seront capitalisés à cette date pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 3 : Les frais d'expertise mis à la charge des HERITIERS DE M. E... et de l'ENTREPRISE DUCASSOU sont ramenés de 33 218 F à 31003,82 F.
Article 4 : Le surplus du jugement du tribunal administratif de Rouen du 19 juin 1987 est réformé en ce qu'il a de contraire à la présente décision.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête des HERITIERS DE M. E... et de l'ENTREPRISE DUCASSOU, le surplus des conclusions du recours incident et l'appel provoqué de la ville du Havre sont rejetés.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. Jean-Pierre E..., à Mme Philippe F..., à M. Philippe E..., à Mlle Catherine E..., à Maître C..., syndic à la liquidation des biens de l'ENTREPRISE DUCASSOU, à la ville du Havre, à MM. D..., X..., Y..., A..., B... et Z..., au Groupement d'Entreprises Licenciées Fiorio et au ministre des affaires sociales et de l'intégration.


Synthèse
Formation : 4 / 1 ssr
Numéro d'arrêt : 90630
Date de la décision : 17/02/1992
Type d'affaire : Administrative

Analyses

MARCHES ET CONTRATS ADMINISTRATIFS - RAPPORTS ENTRE L'ARCHITECTE - L'ENTREPRENEUR ET LE MAITRE DE L'OUVRAGE - RESPONSABILITE DES CONSTRUCTEURS A L'EGARD DU MAITRE DE L'OUVRAGE - RESPONSABILITE DECENNALE - RESPONSABILITE DE L'ARCHITECTE - FAITS DE NATURE A ENGAGER SA RESPONSABILITE.

MARCHES ET CONTRATS ADMINISTRATIFS - RAPPORTS ENTRE L'ARCHITECTE - L'ENTREPRENEUR ET LE MAITRE DE L'OUVRAGE - RESPONSABILITE DES CONSTRUCTEURS A L'EGARD DU MAITRE DE L'OUVRAGE - RESPONSABILITE DECENNALE - RESPONSABILITE DE L'ARCHITECTE - FAITS SUSCEPTIBLES D'ATTENUER LA RESPONSABILITE DE L'ARCHITECTE.

MARCHES ET CONTRATS ADMINISTRATIFS - RAPPORTS ENTRE L'ARCHITECTE - L'ENTREPRENEUR ET LE MAITRE DE L'OUVRAGE - RESPONSABILITE DES CONSTRUCTEURS A L'EGARD DU MAITRE DE L'OUVRAGE - RESPONSABILITE DECENNALE - RESPONSABILITE DE L'ENTREPRENEUR - FAITS DE NATURE A ENGAGER SA RESPONSABILITE.

MARCHES ET CONTRATS ADMINISTRATIFS - RAPPORTS ENTRE L'ARCHITECTE - L'ENTREPRENEUR ET LE MAITRE DE L'OUVRAGE - RESPONSABILITE DES CONSTRUCTEURS A L'EGARD DU MAITRE DE L'OUVRAGE - RESPONSABILITE DECENNALE - RESPONSABILITE DE L'ENTREPRENEUR - FAITS SUSCEPTIBLES D'ATTENUER LA RESPONSABILITE DE L'ENTREPRENEUR.

MARCHES ET CONTRATS ADMINISTRATIFS - RAPPORTS ENTRE L'ARCHITECTE - L'ENTREPRENEUR ET LE MAITRE DE L'OUVRAGE - RESPONSABILITE DES CONSTRUCTEURS A L'EGARD DU MAITRE DE L'OUVRAGE - REPARATION - CONDAMNATION SOLIDAIRE.


Références :

Code civil 1792, 2270, 1154


Publications
Proposition de citation : CE, 17 fév. 1992, n° 90630
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Sanson
Rapporteur public ?: de Froment

Origine de la décision
Date de l'import : 02/07/2015
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:1992:90630.19920217
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