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20/12/2012 | FRANCE | N°340611

France | France, Conseil d'État, 9ème sous-section jugeant seule, 20 décembre 2012, 340611


Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 16 juin et 16 septembre 2010 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour Mme Ounissa B, demeurant ... ; Mme B demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler le jugement n°0500583 du 15 avril 2010 du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, en tant qu'il a prononcé un non-lieu à statuer sur les conclusions de sa demande tendant à ce que sa pension de réversion lui soit réglée à compter de la date de décès de son mari le 12 novembre 1994 et à ce que les sommes portent intérêts au taux

légal à compter de cette date ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire ...

Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 16 juin et 16 septembre 2010 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour Mme Ounissa B, demeurant ... ; Mme B demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler le jugement n°0500583 du 15 avril 2010 du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, en tant qu'il a prononcé un non-lieu à statuer sur les conclusions de sa demande tendant à ce que sa pension de réversion lui soit réglée à compter de la date de décès de son mari le 12 novembre 1994 et à ce que les sommes portent intérêts au taux légal à compter de cette date ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à ses conclusions de première instance ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Vu le code des pensions civiles et militaires de retraite ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Séverine Larere, Maître des Requêtes,

- les observations de la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de Mme B et de la SCP Odent, Poulet, avocat de la Caisse des dépôts et consignations,

- les conclusions de M. Frédéric Aladjidi, rapporteur public ;

La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de Mme B et à la SCP Odent, Poulet, avocat de la Caisse des dépôts et consignations ;

1. Considérant que M. C, ressortissant algérien qui exerçait une activité d'aide soignant à l'Assistance Publique de Paris, a été radié des cadres le 30 avril 1966 et a perçu une pension de retraite en application des dispositions de l'article 26 de la loi du 3 août 1981 de finances rectificative pour 1981 ; qu'après son décès le 12 novembre 1994, Mme B, son épouse, a demandé le 8 janvier 1995 à bénéficier d'une pension de réversion ; que la Caisse des dépôts et consignations a rejeté cette demande par une décision du 6 février 1995 ; que Mme B a saisi le tribunal administratif de Bordeaux d'une demande tendant à la condamnation de la caisse à lui verser une pension de réversion à compter du décès de son époux ; qu'en cours d'instance devant le tribunal de Cergy-Pontoise auquel le dossier avait été transmis, la Caisse des dépôts et consignations a concédé à Mme B une pension de réversion en application des dispositions de l'article 68 de la loi de finances rectificatives du 30 décembre 2002, mais a limité le rappel des arrérages à compter du 1er janvier 2002 en application des dispositions du VI de cet article ; que, par un jugement du 15 avril 2010, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a constaté qu'il n'y avait plus lieu de statuer sur les conclusions de la demande tendant au versement d'une pension de réversion et a rejeté le surplus des conclusions tendant à l'octroi d'une indemnité à titre de dommages et intérêts ; que Mme B se pourvoit en cassation contre ce jugement en tant qu'il a prononcé un non-lieu à statuer sur ses conclusions relatives aux rappels des arrérages pour la période du 12 novembre 1994 au 31 décembre 2001 ;

2. Considérant que le premier juge, qui était saisi d'un recours de plein contentieux tendant à ce qu'il fixe l'étendue des droits de Mme B, a commis une erreur de droit en jugeant, après avoir constaté que cette dernière contestait le point de départ des arrérages de sa pension et que la Caisse n'avait procédé à la liquidation de la pension qu'à compter du 1er janvier 2002, qu'il n'y avait plus lieu de statuer sur ces conclusions alors que l'intéressée n'avait pas, sur ce point, obtenu satisfaction ; qu'ainsi, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, il y a lieu d'annuler le jugement attaqué en tant qu'il a prononcé un non-lieu à statuer sur les conclusions de la requérante relatives à la période du 12 novembre 1994 au 31 décembre 2001 ;

3. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler, dans cette mesure, l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ;

Sur les rappels d'arrérage :

4. Considérant que si Mme B soutient qu'elle a droit à une pension de réversion à compter du 12 novembre 1994, date de décès de son époux, il résulte du I de l'article 68 de la loi du 30 décembre 2002 que : " Les prestations servies en application des articles (...) 26 de la loi du 3 août 1981 de finances rectificative pour 1981 (...) sont calculées dans les conditions prévues aux paragraphes suivants. " ; que le II de ce même article prévoit que les prestations sont calculées en fonction des parités relatives de pouvoir d'achat entre la France et l'Etat de résidence lors de la liquidation initiale des droits à réversion ; qu'aux termes du VI du même article : " Les prestations servies en application des textes visés au I peuvent faire l'objet, à compter du 1er janvier 2002 et sur demande, d'une réversion. L'application du droit des pensions aux intéressés et la situation de famille sont appréciées à la date d'effet des dispositions visées au I pour chaque Etat concerné " ; qu'il résulte de ces dispositions que le droit à la réversion d'une pension militaire de retraite versée à un ressortissant algérien en application des dispositions de l'article 26 de la loi du 3 août 1981 de finances rectificative pour 1981 ne saurait être reconnu pour une période antérieure au 1er janvier 2002, alors même que le décès du titulaire du droit à pension serait intervenu avant cette date ;

5. Considérant toutefois que Mme B soutient que les dispositions du VI de l'article 68 de la loi du 30 décembre 2002 citées ci-dessus sont incompatibles avec les stipulations de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention, en ce qu'elles font obstacle à ce que les droits à réversion soient ouverts à une date antérieure au 1er janvier 2002 ;

6. Considérant qu'aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes " ; qu'aux termes de l'article 14 de cette convention : " La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation " ;

7. Considérant, d'une part, que le code des pensions civiles et militaires de retraite prévoit que la pension servie à un ayant droit est, en principe, réversible, notamment au profit de sa veuve ; qu'ainsi qu'il a été dit Mme B est, depuis le 12 novembre 1994, veuve d'un militaire titulaire d'une pension concédée en application de ce code ; que, par suite, si la loi applicable exclut pour elle, sur le seul fondement d'un critère relatif à la nationalité du titulaire de la pension, le bénéfice d'une pension de réversion à compter de cette date, Mme B, qui remplit la condition d'être veuve d'un titulaire d'une pension, peut se prévaloir d'un droit patrimonial, qui doit être regardé comme un bien au sens des stipulations précitées de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et peut demander au juge d'écarter l'application des dispositions du VI de l'article 68 de la loi du 30 décembre 2002 en invoquant leur incompatibilité avec les stipulations de l'article 14 de la convention ;

8. Considérant, d'autre part, qu'une distinction entre des personnes placées dans une situation analogue est discriminatoire, au sens des stipulations de l'article 14 de la convention, si elle n'est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un objectif d'utilité publique ou si elle n'est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec les buts de la loi ; que les pensions de retraite constituent, pour les militaires et agents publics, des allocations pécuniaires destinées à leur assurer, ou à assurer à leurs ayants cause, des conditions matérielles de vie en rapport avec la dignité des fonctions précédemment exercées par ces militaires et agents ; que la différence de situation existant entre des ayants cause d'anciens militaires et agents publics de la France, selon que ceux-ci ont la nationalité française ou sont ressortissants d'Etats devenus indépendants, ne justifie pas, eu égard à l'objet des pensions de réversion, une différence de traitement ; que cette différence de traitement ne peut être regardée comme reposant sur un critère en rapport avec l'objectif de la loi du 30 décembre 2002 ; que les dispositions du VI de l'article 68 de cette loi étant, de ce fait, incompatibles avec les stipulations précitées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, il y a lieu d'en écarter l'application au présent litige ;

9. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que Mme B a droit à la pension de réversion telle que liquidée par la Caisse des dépôts et consignations à compter du 12 novembre 1994 ;

Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :

10. Considérant, d'une part, que Mme B a droit aux intérêts légaux sur les rappels d'arrérages de sa pension à compter de la réception, par l'administration, de sa demande du 8 janvier 1995, pour les arrérages dus à cette date et, pour les arrérages postérieurs à cette date, au fur et à mesure de leurs échéances successives ;

11. Considérant, d'autre part, qu'aux termes de l'article 1154 du code civil : " Les intérêts échus des capitaux peuvent produire des intérêts, ou par une demande judiciaire, ou par une convention spéciale, pourvu que, soit dans la demande, soit dans la convention, il s'agisse d'intérêts dus au moins pour une année entière " ; que pour l'application de ces dispositions, la capitalisation des intérêts peut être demandée à tout moment devant le juge du fond ; que cette demande prend toutefois effet au plus tôt à la date à laquelle elle est enregistrée et pourvu qu'à cette date il s'agisse d'intérêts dus au moins pour une année entière ; que, le cas échéant, la capitalisation s'accomplit à nouveau à l'expiration de chaque échéance annuelle ultérieure, sans qu'il soit besoin de formuler une nouvelle demande ; que Mme B a demandé la capitalisation des intérêts dans sa demande enregistrée devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise le 29 mai 2008 ; qu'à cette date, il était dû plus d'une année d'intérêts ; que, par suite, il y a lieu de faire droit à cette demande à cette date et à chaque échéance annuelle pour les intérêts échus postérieurement à cette même date ;

Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative

12. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à Mme B de la somme de 3 000 euros en application de ces dispositions ;

D E C I D E :

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Article 1er : Le jugement du 15 avril 2010 du tribunal administratif de Cergy-Pontoise est annulé en tant qu'il a prononcé un non-lieu sur les conclusions de la demande de Mme B relatives à la période du 12 novembre 1994 au 31 décembre 2001.

Article 2 : La décision du 6 février 1995 du directeur de la Caisse des dépôts et consignations est annulée en tant qu'elle porte sur la période du 12 novembre 1994 au 31 décembre 2001.

Article 3 : La Caisse des dépôts et consignations versera à Mme B les arrérages de sa pension de retraite pour la période comprise entre le 12 novembre 1994 et le 31 décembre 2001.

Article 4 : Les arrérages porteront intérêts au taux légal à compter de la réception, par l'administration, de la demande du 8 janvier 1995, puis au fur et à mesure de l'échéance des arrérages. Les intérêts échus à la date du 29 mai 2008, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date, seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.

Article 5 : La Caisse des dépôts et consignations versera à Mme B une somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : La présente décision sera notifiée à Mme Ounissa B et à la Caisse des dépôts et consignations.


Synthèse
Formation : 9ème sous-section jugeant seule
Numéro d'arrêt : 340611
Date de la décision : 20/12/2012
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Contentieux des pensions

Publications
Proposition de citation : CE, 20 déc. 2012, n° 340611
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Séverine Larere
Rapporteur public ?: M. Frédéric Aladjidi
Avocat(s) : SCP WAQUET, FARGE, HAZAN ; SCP ODENT, POULET

Origine de la décision
Date de l'import : 23/03/2016
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2012:340611.20121220
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