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18/12/2023 | FRANCE | N°457847

France | France, Conseil d'État, 6ème - 5ème chambres réunies, 18 décembre 2023, 457847


Vu la procédure suivante :



Mme E... K..., agissant en son nom propre et en qualité de représentante légale de sa fille, Mme B... L..., Mme G... H..., M. A... C... Mme D... C... et M. J... M... ont demandé au tribunal administratif de Limoges de condamner l'Etat à leur verser la somme globale de 90 000 euros, soit 15 000 euros chacun, en réparation du préjudice moral résultant du suicide de M. I... C... au centre de détention d'Uzerche le 24 avril 2014. Par un jugement n° 1900215 du 27 janvier 2021, ce tribunal a rejeté leur demande.



Par une ordonnance n° 21BX01099 du 23 avril 2021, prise sur le fondement ...

Vu la procédure suivante :

Mme E... K..., agissant en son nom propre et en qualité de représentante légale de sa fille, Mme B... L..., Mme G... H..., M. A... C... Mme D... C... et M. J... M... ont demandé au tribunal administratif de Limoges de condamner l'Etat à leur verser la somme globale de 90 000 euros, soit 15 000 euros chacun, en réparation du préjudice moral résultant du suicide de M. I... C... au centre de détention d'Uzerche le 24 avril 2014. Par un jugement n° 1900215 du 27 janvier 2021, ce tribunal a rejeté leur demande.

Par une ordonnance n° 21BX01099 du 23 avril 2021, prise sur le fondement des dispositions de l'article R. 222-1 du code de justice administrative, la présidente de la 2ème chambre de la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté l'appel qu'ils avaient formé contre ce jugement.

Par un pourvoi, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés le 26 octobre 2021 et les 13 octobre et 13 novembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme E... K... et autres demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à leur appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia, leur avocat, au titre des articles 37 de la loi du 10 juillet 1991 et L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code de procédure pénale ;

- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. David Gaudillère, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia, avocat de Mme K... et autres ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. I... C..., qui était détenu au centre pénitentiaire d'Uzerche depuis le 12 décembre 2013, a été retrouvé mort par pendaison dans sa cellule le 25 avril 2014. Mme F... K..., sa compagne, ainsi que les parents de M. C..., sa fille, son frère et sa sœur ont demandé au tribunal administratif de Limoges de condamner l'Etat à leur verser la somme globale de 90 000 euros, soit 15 000 euros chacun, en réparation du préjudice moral qu'ils ont subi à raison de ce suicide. Cette demande a été rejetée par un jugement du 27 janvier 2021. Les requérants se pourvoient en cassation contre l'ordonnance du 23 avril 2021, rendue sur le fondement de l'article R. 222-1 du code de justice administrative, par laquelle la présidente de la deuxième chambre de la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté l'appel qu'ils avaient formé contre ce jugement.

2. La responsabilité de l'Etat en cas de préjudice matériel ou moral résultant du suicide d'un détenu peut être recherchée pour faute des services pénitentiaires en raison notamment d'un défaut de surveillance ou de vigilance. Une telle faute ne peut toutefois être retenue qu'à la condition qu'il résulte de l'instruction que l'administration n'a pas pris, compte tenu des informations dont elle disposait, en particulier quant à l'existence chez le détenu de troubles mentaux, de tentatives de suicide ou d'actes d'auto-agression antérieurs, de menaces suicidaires, de signes de détresse physique ou psychologique, les mesures que l'on pouvait raisonnablement attendre de sa part pour prévenir le suicide.

3. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond, ainsi que des énonciations mêmes du jugement du tribunal administratif de Limoges du 27 janvier 2021, que l'administration pénitentiaire a trouvé dans la cellule de M. C..., après son décès, une lettre que celui-ci avait rédigée le jour de son décès à l'attention de sa compagne et dans laquelle il évoquait, en des termes dénués d'ambiguïté, une précédente tentative de suicide par pendaison qu'il aurait commise " à Neuvic ", commune dans laquelle se situe un centre de détention où il avait été précédemment incarcéré. Si cette lettre ne pouvait, dès lors qu'elle n'a été trouvée qu'après le décès de M. C..., être prise en compte par l'administration pénitentiaire pour évaluer, comme il lui incombait de le faire, l'existence d'un risque suicidaire et prendre, le cas échéant, les mesures adaptées de surveillance et de protection, son contenu, en particulier la mention d'une précédente tentative de suicide survenue en cours de détention, que l'administration ne pouvait normalement ignorer, devait être pris en compte par le juge dans l'appréciation portée sur les informations relatives aux antécédents de M. C... dont disposait l'administration, qui n'avait pas produit de mémoire devant le juge de première instance. Ainsi, en se bornant, pour écarter l'existence d'une faute de l'administration, à relever que la lettre rédigée par M. C... n'avait été retrouvée dans sa cellule qu'après son décès et n'avait donc pu permettre d'alerter l'administration pénitentiaire en temps utile sur la nécessité de mettre en place des mesures particulières de protection et de surveillance, sans rechercher si la tentative de suicide évoquée dans cette lettre, intervenue en milieu carcéral, était connue de l'administration et, par suite, de nature à modifier l'appréciation portée sur son comportement, la présidente de la deuxième chambre de la cour administrative d'appel de Bordeaux a entaché son ordonnance d'une erreur de droit.

4. Par suite, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, les requérants sont fondés à demander l'annulation de l'ordonnance qu'ils attaquent.

5. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

6. En premier lieu, il résulte de l'instruction, notamment du " constat initial d'incident " du 25 avril 2014, que, si les expertises psychiatriques dont avait fait l'objet M. C... n'avaient pas permis d'identifier une tendance suicidaire avérée, elles avaient fait état de graves troubles de la personnalité de l'intéressé, caractérisés par " une instabilité, une impulsivité majeure, entrant vraisemblablement dans le cadre d'un processus psychotique " ainsi qu'un " fonctionnement de personnalité de type état-limite ". En deuxième lieu, si M. C..., en raison des craintes qu'il éprouvait pour sa sécurité du fait du comportement de certains détenus à son encontre, avait demandé à être transféré dans un bâtiment placé en " régime différencié volontaire ", l'administration pénitentiaire n'avait, en se fondant notamment sur les " antécédents d'incidents graves " survenus lors de la détention de M. C..., que partiellement satisfait sa demande, en le transférant le 24 avril 2014, jour de son suicide, dans un bâtiment distinct soumis à un régime de détention plus restrictif, dit " régime différencié contraint ". Or il résulte de l'instruction que l'intéressé avait fait valoir l'importance qu'il accordait à la satisfaction de sa demande et le contexte dans lequel celle-ci avait été présentée, de sorte que l'administration disposait d'éléments permettant d'anticiper les effets que la décision prise sur son régime de détention était susceptible d'avoir, dans les circonstances de l'espèce, sur l'état psychologique du détenu. En troisième lieu, M. C... avait démissionné le 23 avril 2014, soit la veille de son suicide, de la formation " agent multi-services bâtiment " qu'il avait débutée quelques semaines auparavant. Enfin, en quatrième et dernier lieu, il résulte de l'instruction, notamment de la " note de service " du 26 décembre 2013 établie par le centre de détention d'Uzerche à l'arrivée de M. C... et visant à évaluer les risques, en particulier suicidaires, des personnes détenues, que l'administration pénitentiaire avait connaissance de la précédente tentative de suicide commise par l'intéressé.

7. Il résulte de l'ensemble de ces éléments que l'administration pénitentiaire, en dépit des informations dont elle disposait, relatives notamment à l'existence de graves troubles mentaux et d'une tentative antérieure de suicide, lesquelles étaient de nature à caractériser chez M. C... la présence d'un risque suicidaire, n'a pas identifié ce risque ni, par conséquent, pris les mesures préventives adéquates de protection ou de surveillance qu'appelait l'état de l'intéressé. Elle doit, dès lors, être regardée comme ayant commis, dans les obligations qui pesaient sur elle quant à la détection du risque suicidaire et la prévention du suicide de M. C..., une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat.

8. Il sera fait une juste appréciation, dans les circonstances de l'espèce, du préjudice moral subi par les requérants en raison du suicide de M. I... C... en l'évaluant à la somme de 30 000 euros pour Mme E... K..., compagne de l'intéressé, en tant qu'elle agit en son nom propre et en qualité de représentante légale de leur fille mineure Mme B... L..., à la somme de 15 000 euros pour Mme G... H..., mère de l'intéressé, à la somme de 15 000 euros pour M. A... C..., père de l'intéressé, à la somme de 10 000 euros pour Mme D... C..., sœur de l'intéressé, et à la somme de 10 000 euros pour M. J... M..., frère de l'intéressé.

9. Il résulte de ce qui précède que les requérants sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a rejeté leur demande tendant à la condamnation de l'Etat à les indemniser du préjudice qu'ils ont subi.

10. Mme F... K... et autres ayant obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle devant le Conseil d'Etat, leur avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia, avocat des requérants, renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à cette société au titre de l'instance de cassation.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : L'ordonnance du 23 avril 2021 de la présidente de la 2ème chambre de la cour administrative d'appel de Bordeaux et le jugement du 27 janvier 2021 du tribunal administratif de Limoges sont annulés.

Article 2 : L'Etat versera une indemnité de 30 000 euros à Mme E... K..., en tant qu'elle agit en son nom propre et en qualité de représentante légale de sa fille mineure Mme B... L..., la somme de 15 000 euros, respectivement, à Mme G... H... et à M. A... C..., et une indemnité de 10 000 euros, respectivement, à Mme D... C... et à M. J... M....

Article 3 : L'Etat versera à la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia la somme de 3 000 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que cette société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme E... K..., à Mme G... H..., à M. A... C..., à Mme D... C..., à M. J... M... et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré à l'issue de la séance du 22 novembre 2023 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; Mme Fabienne Lambolez, M. Olivier Yeznikian, M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, Mme Rozen Noguellou, conseillers d'Etat et M. David Gaudillère, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 18 décembre 2023.

Le président :

Signé : M. Pierre Collin

Le rapporteur :

Signé : M. David Gaudillère

La secrétaire :

Signé : Mme Marie-Adeline Allain


Synthèse
Formation : 6ème - 5ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 457847
Date de la décision : 18/12/2023
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

60-02-091 La responsabilité de l’Etat en cas de préjudice matériel ou moral résultant du suicide d’un détenu peut être recherchée pour faute des services pénitentiaires en raison notamment d’un défaut de surveillance ou de vigilance. Une telle faute ne peut toutefois être retenue qu’à la condition qu’il résulte de l’instruction que l’administration n’a pas pris, compte tenu des informations dont elle disposait, en particulier quant à l’existence chez le détenu de troubles mentaux, de tentatives de suicide ou d’actes d’auto-agression antérieurs, de menaces suicidaires, de signes de détresse physique ou psychologique, les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre de sa part pour prévenir le suicide.


Publications
Proposition de citation : CE, 18 déc. 2023, n° 457847
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. David Gaudillère
Rapporteur public ?: M. Nicolas Agnoux
Avocat(s) : SCP RICARD, BENDEL-VASSEUR, GHNASSIA

Origine de la décision
Date de l'import : 12/01/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2023:457847.20231218
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