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16/05/2017 | FRANCE | N°15BX00859

France | France, Cour administrative d'appel de Bordeaux, 1ère chambre - formation à 3, 16 mai 2017, 15BX00859


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Z...L...T..., Z...X..., M. R...G...,Z... N... G..., Z...V...G..., Z...W...G...épouseQ..., M. C...G..., Z...D...G...épouseO..., Z...K...G...épouse P...et Z...F...G...ont demandé au tribunal administratif de la Guadeloupe de condamner la commune des Abymes et l'Etat en réparation du préjudice moral lié au décès de M. E...T..., M.Y..., Z...M...S...épouseT..., et de M. I... G....

Par un jugement n° 1300411 et 1301042 du 29 janvier 2015, le tribunal administratif de la Guadeloupe a condamné la commune

des Abymes à verser 4 000 euros à Z...L...T..., 5 000 euros à Z...X..., 2 000 e...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Z...L...T..., Z...X..., M. R...G...,Z... N... G..., Z...V...G..., Z...W...G...épouseQ..., M. C...G..., Z...D...G...épouseO..., Z...K...G...épouse P...et Z...F...G...ont demandé au tribunal administratif de la Guadeloupe de condamner la commune des Abymes et l'Etat en réparation du préjudice moral lié au décès de M. E...T..., M.Y..., Z...M...S...épouseT..., et de M. I... G....

Par un jugement n° 1300411 et 1301042 du 29 janvier 2015, le tribunal administratif de la Guadeloupe a condamné la commune des Abymes à verser 4 000 euros à Z...L...T..., 5 000 euros à Z...X..., 2 000 euros chacun à Z...N...G...et M. R... G..., et 2 000 euros chacun à Z...V...G..., Marie-JosèpheQ..., Z...D...O..., Z...K...P..., Z...F...G...et à M. C...G....

Procédure devant la cour :

Par une requête, deux mémoires complémentaires et un mémoire en production de pièces, enregistrés les 13 mars, 20 mars, 9 juillet et 31 décembre 2015, Z...L...T..., Z...X..., M. R...G..., Z...N...G..., Z...V...G..., Z...W...Q..., M. C...G..., Z...D...O..., Z...K...P...et Z...F...G..., représentés par MeJ..., demandent à la cour :

1°) d'annuler l'article 1er du jugement du tribunal administratif de la Guadeloupe du 29 janvier 2015 ;

2°) de condamner la commune des Abymes à leur verser en réparation de leur préjudice moral les indemnités suivantes :

- 50 000 euros pour Z...X... ;

- 30 000 euros pour Z...L...T... ;

- 40 000 euros pour M. R...G... ;

- 40 000 euros pour Z...N...G... ;

- 30 000 euros pour Z...V...G... ;

- 30 000 euros pour Z...W...Q... ;

- 30 000 euros pour M. C...G... ;

- 30 000 euros pour Z...D...O... ;

- 30 000 euros pour Z...K...P... ;

- 30 000 euros pour Z...F...G....

3°) de condamner la commune des Abymes à leur verser la somme de 1 500 euros chacun au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- la requête d'appel est recevable ; le mémoire, en date du 20 mars 2015, introduit dans le délai d'appel, critique le jugement en litige et contient des moyens d'appel ;

- leurs parents sont décédés en tentant de franchir une ravine en crue ; la commune des Abymes n'a pas mis en garde les administrés contre les risques auxquels ils se trouvaient exposés en cas de franchissement du pont ; aucun panneau de signalisation n'interdisait la circulation sur le pont ; aucune déviation n'était prévue afin que le pont ne soit pas emprunté en cas d'intempéries; sa responsabilité est engagée tant sur le fondement de la carence dans l'exercice des pouvoirs de police prévus à l'article L. 2212-2 5° du code général des collectivités territoriales que sur celui du défaut d'entretien de l'ouvrage constitué par le ponceau franchissant la ravine, lequel doit être regardé comme partie d'un chemin rural ;

- aucune faute ne peut être imputée aux victimes ; elles n'ont violé aucune obligation légale préexistante ; les victimes, qui se trouvaient piégées par les eaux, n'avaient d'autres choix que d'emprunter la voie de délestage qu'est le " chemin de Pavé " ; or, la commune n'a pris aucune disposition pour s'assurer du franchissement en toute sécurité du passage ; elle n'a pris aucune mesure pour prévenir les usagers du risque encouru ; de même, l'expertise a révélé les manquements de l'Etat dans la gestion du risque et des informations fournies par les services de météorologie ; loin d'avoir été imprudentes, les victimes ont eu recours à un véhicule tout terrain pour franchir le pont, n'ayant pas conscience que ce type de véhicule difficile à manoeuvrer aurait accru le danger ; par ailleurs, l'expert relève que le bord de la zone inondée était trompeur car le courant était faible ;

- la jurisprudence administrative a admis que sont susceptibles de réparation les préjudices causés aux victimes par ricochet, correspondant notamment à la douleur morale éprouvée par des proches, à la suite du décès d'un être cher ; ils ont perdu un membre de leur famille (parents, oncles, frères) ; ils sont demeurés dans l'angoisse toute une nuit avant que les corps ne soient renvoyés par les eaux ; la souffrance morale est encore vivace, quatre ans après ce drame.

Par deux mémoires en défense, enregistrés les 24 septembre 2015 et 4 novembre 2016, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête et au rejet de l'appel incident de la commune des Abymes.

Il fait valoir que :

- la requête d'appel méconnaît les exigences de l'article R. 411-1 du code de justice administrative ; la requête du 13 mars 2015 ne contient aucun moyen et le mémoire du 9 juillet 2015 a été produit après expiration du délai d'appel et ne constitue qu'une collation des mémoires produits en première instance ;

- aucun manquement fautif de l'Etat dans la gestion des intempéries n'est constitué ; un bulletin de vigilance jaune a été émis ; l'expert a relevé que les intempéries avaient un caractère imprévisible, soudain et violent contre lequel il est difficile d'agir efficacement ; une cellule de crise a été mise en place ainsi qu'un centre opérationnel départemental dans le cadre de la gestion des inondations ; l'Etat a mobilisé des personnels et réalisé plusieurs missions de sauvetage ;

- si la commune tente d'engager la responsabilité de l'Etat au titre de l'entretien de la ravine, elle n'établit pas que cette dernière appartient au domaine privé de l'Etat, ce que l'expert se garde bien également de dire ; au demeurant, la ravine avait été curée avant les intempéries ;

- les circonstances de l'accident démontrent que les victimes, lesquelles connaissaient les caractéristiques du chemin, se sont engagées, en dépit de mises en garde, sur une route inondée aux abords d'un cours d'eau, exonérant de toute responsabilité l'Etat ; en tout état de cause, si la responsabilité de l'Etat venait à être retenue, celle-ci ne pourrait être supérieure à 30% et en tout état de cause partagée avec la commune ;

- à part l'établissement des liens familiaux qui les unissent aux personnes décédées, les appelants ne justifient en rien de la réalité de leur préjudice moral, ne produisant aucune pièce en ce sens ; compte tenu des variations dans les montants sollicités, les demandes des requérants n'apparaissent pas sérieusement fondées.

Par deux mémoires, enregistrés les 20 mai et 1er décembre 2016, la commune des Abymes, représentée par MeH..., conclut :

1°) au rejet de la requête de Z...T...et autres ;

2°) à l'annulation du jugement du tribunal administratif de la Guadeloupe en date du 29 janvier 2015 ;

3°) au rejet des demandes indemnitaires de Z...T...et autres ;

4°) à la condamnation de Z...T...et autres à verser à la commune des Abymes la somme de 5 996,14 euros au titre des frais d'expertise supportés par la commune ;

5°) dans l'hypothèse où une condamnation serait prononcée à son encontre, de dire que l'Etat et le département de la Guadeloupe doivent la garantir ;

6°) de mettre à la charge de Z...T...et autres la somme de 3 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- ses conclusions d'appel incident sont recevables ; s'il était fait droit aux conclusions de Z...T...et autres, la situation de la commune des Abymes serait aggravée ;

- l'imprudence fautive des victimes a conduit à l'accident du 4 janvier 2001 ; devant le caractère impraticable de la voie principale que constitue la route départementale n°101 spécialement aménagée pour la circulation générale et l'ampleur de la montée des eaux, les occupants du 4X4 ne pouvaient donc ignorer que le " Chemin de Pavé ", qui franchit une ravine et qu'ils connaissaient, serait impraticable et dangereux ; la chronologie des faits atteste de ce que les occupants du 4X4 ont été alertés à plusieurs reprises du risque de franchissement de la ravine et ont malgré tout accepté de prendre le risque de s'exposer à un dommage de grande ampleur ; uns signalisation n'aurait à l'évidence pas modifié leur détermination ;

- contrairement à ce qui est soutenu, la commune a diligenté toutes les mesures d'information en direction des usagers des voies par les moyens de communication radiophoniques (journal de 18h) et télévisuels à sa disposition ;

- la preuve de l'existence et de l'étendue du préjudice allégué n'est pas rapportée par les requérants, qui se contentent d'invoquer leur lien de parenté ; par ailleurs, les demandeurs se sont bien gardés d'indiquer à la juridiction les sommes dont ils avaient été rendus bénéficiaires par les compagnies d'assurances des victimes ;

- la responsabilité de la commune ne peut être engagée sur le fondement du défaut d'entretien normal de l'ouvrage ; le chemin privé sur lequel se situe le ponceau litigieux n'appartient pas à la commune ; il n'appartenait qu'aux seuls propriétaires riverains d'entretenir le " chemin de Pavé ", situé hors agglomération, qui est une voie privée qui ne vise qu'à desservir, dans une zone rurale, des habitations éparses et qui n'a pas vocation, ainsi que le précise l'expert, à accueillir une circulation générale ; par ailleurs, la ravine sèche appartient au domaine privé de l'Etat ; enfin, aucun élément ne permet d'établir que le ponceau qui franchit la ravine aurait été construit par la commune ou lui appartiendrait ; en tout état de cause, le rapport d'expertise mentionne le bon état de la chaussée et du ponceau, qui ne provoque aucun rétrécissement de la voie ; en l'absence de danger rien ne supposait la nécessité d'une signalisation particulière ou d'un aménagement spécifique, ainsi que le relève l'expert ;

- aucune carence dans l'exercice de son pouvoir de police ne peut être reprochée à la commune des Abymes ; seule une faute lourde est susceptible d'engager la responsabilité de la commune ; la commune des Abymes, devant l'urgence de la situation, a mis en oeuvre, dans le court laps de temps dont elle disposait, l'ensemble des moyens qui étaient à sa disposition afin de prévenir la population de l'état des voies et des risques d'inondations sur l'ensemble de son vaste territoire ; elle a, dès la diffusion du bulletin de vigilance pour " fortes Pluies / Orages " à 16 heures, procédé aux mesures d'informations nécessaires à l'attention des usagers des voies situées sur son territoire, dont la superficie est supérieure à 81 km² ; elle a, dès le 4 janvier 2001, mis en place une cellule de crise alors que le niveau orange d'alerte, qui seul impose une telle mesure, n'était pas atteint ; elle a diffusé des communiqués sur la dangerosité de la situation au journal radiophonique de 18 heures puis au journal télévisé de 19 heures 30 ; par ailleurs, en l'absence de danger, aucune signalisation particulière n'était nécessaire ;

- pour les mêmes motifs que ceux précédemment exposés, le jugement doit être réformé en tant qu'il n'a pas exonéré totalement de sa responsabilité la commune compte tenu de l'imprudence des victimes ;

- le préjudice des demandeurs n'est pas justifié dans son principe et son montant ; ils se contentent d'indiquer le lien filial avec les victimes pour prétendre à l'existence d'un préjudice moral, sans justifier de liens sentimentaux particuliers ; à supposer qu'il existe, son indemnisation ne doit pas être supérieure au barème d'indemnisation des préjudices personnels suivi par les juridictions administratives ; les compagnies d'assurance des victimes ont nécessairement versé des indemnités aux ayants droit appelants dans la présente instance ; en l'absence d'éléments produits par les appelants, rien n'établit qu'une partie résiduelle de ce préjudice indemnisable, non supportée par les compagnies d'assurances, existerait ;

- compte tenu de la faute des victimes dans la survenance de l'accident du 4 janvier 2011, les frais d'expertise d'un montant de 5 996,14 euros ne pouvaient être mis à la charge définitive de la commune ;

- si la condamnation prononcée par les premiers juges venait à être confirmée, le jugement devra être réformé en ce qu'il a rejeté les appels en garantie de la commune des Abymes dirigés contre l'Etat et le département ;

- s'agissant de l'appel en garantie de l'Etat, la ravine sèche située " chemin de Pavé " appartient au domaine privé de l'Etat ; nonobstant le fait que la commune a fait procéder à l'entretien de la ravine du fait de la carence de l'Etat, la circonstance que la ravine a débordé et submergé le ponceau révèle une faute de l'Etat dans son obligation d'entretien du bien de nature à engager sa responsabilité ; par ailleurs, l'Etat a failli dans sa mission de prévision et de surveillance des crues prévue par l'article L.564-1 du code de l'environnement; les pièces produites révèlent que les actions dont il se prévaut se sont déroulées postérieurement à l'accident mortel ; par ailleurs, si les pièces adverses produites établissent que des interventions ont été menées par les services de l'Etat, elles ne démontrent pas qu'une information et des consignes de précaution ont été diffusées à la population ;

- s'agissant de l'appel en garantie du département, le défaut d'entretien normal de la route départementale est établi dans la mesure où elle était impraticable le jour de l'accident ; ce n'est que parce que la route départementale n°101, voie publique spécialement aménagée, était impraticable que les victimes ont dû emprunter une petite voie secondaire, qui n'est destinée qu'à une circulation locale.

Par un mémoire en défense, enregistré le 31 octobre 2016, le département de la Guadeloupe, représenté par MeB..., conclut au rejet des conclusions d'appel provoqué présentées par la commune des Abymes et à la mise à sa charge de la somme de 3 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il fait valoir que :

- l'appel en garantie à son encontre n'a été présenté qu'après l'expiration du délai d'appel ; il est irrecevable à défaut d'aggravation de la situation de la commune dans l'hypothèse du rejet de l'appel principal ou de l'admission totale ou partielle de l'appel incident de la commune des Abymes ;

- l'appel provoqué est, en tout état de cause, infondé ; si la commune des Abymes invoque un moyen tiré de ce qu'il existerait un lien de causalité entre l'accident et le caractère impraticable de la route départementale n° 101, ce moyen est inopérant car il se rattache à un motif surabondant du jugement de première instance ; par ailleurs, la commune des Abymes n'allègue pas que la route départementale n° 101 ait été affectée d'un défaut d'entretien normal ; à supposer même cette circonstance établie, cette cause resterait, au mieux, indirecte dès lors qu'elle n'impliquait nullement que les victimes empruntassent le chemin du Pavé.

Par ordonnance du 5 décembre 2016, la clôture d'instruction a été fixée au 5 janvier 2017 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code général des collectivités territoriales ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Z...Cécile Cabanne ;

- les conclusions de M. Nicolas Normand, rapporteur public ;

- et les observations de MeU..., représentant la commune Les Abymes ;

Considérant ce qui suit :

1. Le 4 janvier 2011, vers 19 heures, M. E...T..., M.Y...,Z... M... S...épouse T...et M. I...G..., qui franchissaient avec un véhicule un ponceau situé chemin de Pavé, dans la section de Chazeau/Doubs de la commune des Abymes, ont été emportés par les eaux de la ravine en crue à la suite de pluies importantes qui ont affecté la zone. A la demande des ayants-droits des occupants du véhicule, le juge des référés du tribunal administratif de la Guadeloupe a missionné le 12 juillet 2011 M.A..., expert, aux fins de décrire l'état des ouvrages publics, et notamment le pont, et d'apporter tout élément utile de nature à déterminer les responsabilités. Après le dépôt du rapport de l'expert le 26 mars 2012, et le rejet de leurs demandes préalables adressées au préfet de la région et à la commune des Abymes, les consorts T...et G...ont alors saisi le tribunal administratif de La Guadeloupe les 12 avril et 11 juillet 2013 de demandes tendant à la condamnation de la commune et de l'Etat à leur verser un montant total de 310 000 euros en réparation du préjudice moral lié au décès des victimes. Par un jugement n° 1300411 et 1301042 du 29 janvier 2015, le tribunal administratif de la Guadeloupe a, d'une part, mis hors de cause l'Etat, d'autre part, limité la responsabilité de la commune à 30 % des conséquences dommageables de l'accident et l'a condamnée à verser aux consorts T...et G...la somme totale de 25 000 euros en réparation du préjudice moral qu'ils ont subi, a condamné la commune au remboursement total des frais d'expertise engagés et rejeté, enfin, les appels en garantie de la commune dirigés contre l'Etat et le département de la Guadeloupe. Les consorts T...et G...relèvent appel du jugement en tant qu'il a exonéré la commune des Abymes partiellement de sa responsabilité et a limité le montant des indemnités. La commune des Abymes présente, par la voie de l'appel incident, des conclusions tendant à l'annulation de la condamnation prononcée par le jugement du 29 janvier 2015, et subsidiairement des conclusions tendant à ce que l'Etat et le département de la Guadeloupe soient condamnés à la garantir.

Sur la recevabilité de la requête :

2. Aux termes de l'article L. 411-1 du code de justice administrative : " La requête (...) contient l'exposé des faits et des moyens, ainsi que l'énoncé des conclusions soumises au juge " ;

3. Les consorts T...et G...ont présenté à la cour le 20 mars 2015, dans le délai d'appel, un mémoire qui ne constitue pas la seule reproduction littérale de leur demande de première instance et énonce, de manière précise, les critiques adressées au jugement pour ne pas avoir fait droit entièrement à leurs conclusions indemnitaires dirigées contre la commune des Abymes. Cette motivation répond aux conditions posées par l'article L. 411-1 du code de justice administrative.

Sur la responsabilité de la commune :

En ce qui concerne l'entretien du pont :

4. Les consorts T...etG..., pour mettre en cause la responsabilité de la commune des Abymes dans l'accident dont ont été victimes, le 4 janvier 2011, MM. E...etY..., Z...M...T...et M. I...G..., invoquent le défaut d'entretien normal du ponceau qu'ils ont emprunté avant d'être emportés par les eaux. Si le chemin de Pavé, que supporte le pont, était ouvert à la circulation publique, il n'est pas contredit qu'il s'agissait à l'époque des faits d'une voie privée. Toutefois, il résulte de l'instruction que la commune des Abymes en assurait l'entretien, ainsi qu'en témoigne le creusement par elle de la ravine qu'enjambe le pont afin d'éviter que la voie ne soit inondée. Par suite, et même si les riverains ont pu demeurer propriétaires de la voie et du pont, la responsabilité de la commune des Abymes se trouve engagée si l'accident dont s'agit a eu pour cause un défaut d'entretien normal de ces ouvrages.

5. S'il résulte du rapport d'expertise que le pont était en bon état au moment des faits, sans cassure ni ornière, l'expert souligne cependant la faible largeur de la voie, l'absence ou l'étroitesse des accotements de la chaussée et l'absence de parapets ou de garde-corps pour le ponceau. Il conclut que les caractéristiques de la voie ne sont pas adaptées à la circulation générale. De plus, alors qu'il est constant que la route est souvent inondée, aucun panneau de signalisation de nature à prévenir du danger n'était implanté à proximité de l'ouvrage. Dans ces conditions, ainsi que l'ont relevé les premiers juges, la preuve de l'entretien normal de l'ouvrage n'est pas rapportée.

En ce qui concerne l'exercice des pouvoirs de police :

6. Aux termes de l'article L. 2212-1 du code général des collectivités territoriales : " Le maire est chargé, sous le contrôle administratif du représentant de l'Etat dans le département, de la police municipale, de la police rurale et de l'exécution des actes de l'Etat qui y sont relatifs " ; qu'aux termes de l'article L. 2212-2 du même code : " La police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Elle comprend notamment : (...) 5° Le soin de prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, les accidents et les fléaux calamiteux ainsi que les pollutions de toute nature, tels que les incendies, les inondations, les ruptures de digues, les éboulements de terre ou de rochers, les avalanches ou autres accidents naturels, les maladies épidémiques ou contagieuses, les épizooties, de pourvoir d'urgence à toutes les mesures d'assistance et de secours et, s'il y a lieu, de provoquer l'intervention de l'administration supérieure (...) ". A cet égard il appartient notamment au maire de signaler spécialement les dangers excédant ceux contre lesquels les intéressés doivent normalement, par prudence, se prémunir. Selon l'article L. 2212-4 de ce code : " En cas de danger grave ou imminent, tel que les accidents naturels prévus au 5° de l'article L. 2212-2, le maire prescrit l'exécution des mesures de sûreté exigées par les circonstances. ".

7. Une carence du maire à faire usage des pouvoirs de police que lui confèrent les dispositions précitées des articles L. 2212-2, L. 2212-4 du code général des collectivités territoriales n'est fautive, et par suite de nature à engager la responsabilité de la commune, que dans le cas où, en raison de la gravité du péril résultant d'une situation particulièrement dangereuse pour le bon ordre, la sécurité ou la salubrité publiques, cette autorité, en n'ordonnant pas les mesures indispensables pour faire cesser ce péril grave, méconnaît ses obligations légales.

8. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que Météo France a émis le 4 janvier 2011 un bulletin de vigilance jaune prévoyant de " fortes pluies/orage " correspondant à un impact modéré. Quand bien même l'intensité de l'épisode pluvieux a été sous-estimée ainsi que l'a admis Météo France, ce bulletin appelait à la prudence en cas de circulation dans des zones inondées, en particulier pour le franchissement des gués ou de passages bas encaissés. Ce bulletin a été transmis ce même jour entre 16 h 30 et 16 h 45 par le préfet de la région Guadeloupe à tous les services de l'Etat et les collectivités locales concernées. La police municipale des Abymes a même été contactée par téléphone. Or, il n'est pas contesté que le chemin de Pavé, pourvu d'un ponceau enjambant une ravine, a déjà été inondé, et qu'aucun panneau n'attirait l'attention sur le risque lié, en cas de submersion, à l'absence de tout garde-corps. Dès 16 h 30, les premières interventions de sauvetage sur la commune des Abymes ont été réalisées par le SDIS. Les pluies se sont également intensifiées sur cette zone, justifiant ainsi que le reconnaît la commune la mise en place d'une cellule de crise dès 18 heures afin de faciliter la coordination des interventions locales. Dès le début de la montée des eaux, la route départementale 101, située à proximité de la voie en cause et qui supporte normalement la circulation de transit, a été rendue impraticable. Ainsi, alors que le chemin de Pavé était utilisé par les automobilistes comme itinéraire secondaire compte tenu des incidents survenus sur la RD 101, que cette voie était connue pour être inondable et que les pluies présentaient un caractère exceptionnel, la commune disposait des informations lui permettant d'évaluer et de mettre en oeuvre des mesures de prévention et de sécurité adaptées aux circonstances, notamment en interdisant l'accès du pont de chemin de Pavé. Par suite, la commune des Abymes a commis une faute de nature à engager sa responsabilité en s'abstenant de prendre les dispositions nécessaires pour assurer la sécurité des usagers du chemin.

En ce qui concerne la faute des victimes :

9. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que bien qu'aucun panneau n'interdisait l'accès des lieux ou n'en signalait le danger, les victimes savaient qu'elles allaient emprunter, compte tenu de leur connaissance du chemin de Pavé, un ponceau dépourvu de barrières ou de parapets. En dépit de la ravine en crue en raison des fortes pluies inondant le pont, de l'absence de visibilité due à la tombée de la nuit et des mises en garde des personnes présentes sur les lieux leur conseillant de renoncer, les victimes ont décidé de le franchir à bord d'un véhicule de type 4X4. Les victimes ont par ailleurs persisté dans leur choix d'effectuer cette traversée, alors qu'elle a été très rapidement rendue difficile, le véhicule ayant connu un premier problème de circulation. Si le bord de la zone inondée, au courant faible, pouvait apparaître trompeur, et si l'usage d'un véhicule 4X4 leur a paru rassurant, alors que le poids d'un tel véhicule serait plutôt de nature à aggraver le risque selon l'expert, les victimes ont commis une très grave imprudence en s'avançant sur le pont dans de telles conditions, laquelle est, comme l'ont jugé les premiers juges, de nature à atténuer la responsabilité de la commune. En laissant à la charge de la commune des Abymes 30 % des conséquences dommageables de l'accident litigieux, les premiers juges ont fait une juste appréciation de l'ensemble des circonstances de l'espèce.

En ce qui concerne les préjudices :

10. Dans les circonstances de l'affaire, et compte tenu du partage de responsabilité précité, il sera fait une juste appréciation des préjudices moraux que le décès prématuré de leur fils, RobertG..., a causé à Z...N...G...et M. R...G...en accordant à chacun d'eux la somme de 5 000 euros.

11. En revanche, compte tenu de ce même partage, le tribunal administratif a fait une juste évaluation du préjudice moral subi par les frères et soeurs de M. I...G..., en leur octroyant 2 000 euros chacun. De même, compte tenu du décès simultané de ses deux frères et du partage de responsabilité, le préjudice moral subi par Z...L...T...a été justement apprécié par les premiers juges en condamnant la commune à lui verser 4 000 euros. Il en va de même de la condamnation de la commune des Abymes à verser à Z...X...la somme de 5 000 euros au titre du préjudice moral subi du fait du décès de son père et de sa mère.

12. Si la commune des Abymes fait valoir que les requérants ne fournissent aucun élément attestant des sommes qu'ils auraient pu percevoir de compagnies d'assurance du fait du décès de membres de leur famille, la seule éventualité de telles indemnisations ne suffit pas à justifier une réduction des sommes mises à la charge de la commune.

Sur les frais d'expertise :

13. Aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties. (...) ".

14. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de réformer le jugement en tant qu'il a mis à la charge définitive de la commune des Abymes les frais et honoraires de l'expertise, taxés et liquidés par ordonnance du 26 avril 2012 à la somme de 5 996,14 euros.

15. Il résulte de ce qui précède que les consorts T...et G...sont seulement fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de La Guadeloupe a limité l'indemnisation de Z...N...G...et de M. R...G...à 2 000 euros chacun. Les conclusions d'appel incident de la commune tendant à l'annulation de ce jugement doivent être rejetées.

Sur les conclusions d'appel provoqué :

16. En premier lieu, la commune des Abymes soutient que c'est à tort que le tribunal a rejeté son appel en garantie dirigé contre l'Etat, alors que la ravine enjambée par le pont relèverait du domaine privé de ce dernier. Toutefois, il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, que l'état de la ravine, laquelle avait été curée peu de temps avant les intempéries par la commune des Abymes, n'a pas concouru aux dommages, le niveau exceptionnellement élevé de l'eau dans la ravine ne s'expliquant que par les fortes précipitations intervenues le 4 janvier 2011. Par ailleurs, la commune des Abymes reproche à l'Etat d'avoir manqué à son devoir d'information des administrés des perturbations météorologiques en cours, en ne diffusant que tardivement des consignes de prudence. Il résulte cependant de l'instruction que Météo France a diffusé le 4 janvier 2011 à 16 h un premier bulletin de vigilance jaune pour des " fortes pluies/orage " correspondant à un impact modéré, appelant à la prudence en cas de circulation dans des zones inondées (franchissement des gués ou de passages bas encaissés). Ce premier bulletin a été transmis par le préfet de la région Guadeloupe entre 16 h 30 et 16 h 45 à tous les services de l'Etat et aux collectivités locales. Bien que les pluies aient été fortes au moment de l'accident, les services de Météo France n'avaient pas prévu leur nature exceptionnelle. Ce n'est que le 5 janvier 2011 que Météo France a émis un bulletin de vigilance orange. Pourtant, après les premières interventions des sapeurs-pompiers, une cellule de crise restreinte a été mise en place par la préfecture à 18 h 30. En outre, le préfet a mobilisé 45 agents et 4 plongeurs du SDIS et 18 personnels de gendarmerie et des services de police, participant ainsi sur le terrain à une diffusion des précautions à prendre. Ainsi, il ne résulte pas de l'instruction que l'Etat ait commis des manquements à son devoir d'information des risques d'inondation. L'appel en garantie de la commue des Abymes à l'encontre de l'Etat doit donc être rejeté.

17. En second lieu, la commune des Abymes reprend en appel, sans apporter d'élément nouveau, ses conclusions d'appel en garantie dirigées contre le département de la Guadeloupe. Il y a lieu de rejeter ces conclusions, sans qu'il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée par le département, par adoption des motifs retenus à bon droit par les premiers juges.

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

18. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge des consorts T...et G...la somme que demande la commune des Abymes au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Par ailleurs, il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la commune des Abymes la somme demandée par les consorts T...et G...sur le même fondement. En revanche, il y a lieu de faire droit aux conclusions du département de la Guadeloupe sur le même fondement et de condamner la commune des Abymes à lui verser la somme de 1 500 euros.

DECIDE :

Article 1er : La somme que la commune des Abymes a été condamnée à verser à Z...N...G...et M. R...G...est portée de 2 000 euros chacun à 5 000 euros chacun.

Article 2 : Le jugement n° 1300411du 29 janvier 2015 du tribunal administratif de la Guadeloupe est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 3 : Le surplus des conclusions des consorts T...et G...est rejeté.

Article 4 : Les conclusions de la commune des Abymes sont rejetées.

Article 5 : La commune des Abymes versera au département de la Guadeloupe la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à Z...L...T...et Z...N...G..., qui en informeront les autres requérants, à la commune des Abymes, au ministre de l'intérieur et au département de la Guadeloupe. Copie en sera adressée au préfet de la région Guadeloupe.

Délibéré après l'audience du 13 avril 2017 à laquelle siégeaient :

Z...Catherine Girault, président,

M. Jean-Claude Pauziès, président-assesseur,

Z...Cécile Cabanne, premier conseiller.

Lu en audience publique, le 16 mai 2017.

Le rapporteur,

Cécile CABANNELe président,

Catherine GIRAULTLe greffier,

Delphine CÉRON

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

10

N° 15BX00859


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Bordeaux
Formation : 1ère chambre - formation à 3
Numéro d'arrêt : 15BX00859
Date de la décision : 16/05/2017
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

60-01-02-01-03-02 Responsabilité de la puissance publique. Faits susceptibles ou non d'ouvrir une action en responsabilité. Fondement de la responsabilité. Responsabilité sans faute. Responsabilité encourue du fait de l'exécution, de l'existence ou du fonctionnement de travaux ou d'ouvrages publics. Usagers des ouvrages publics.


Composition du Tribunal
Président : Mme GIRAULT
Rapporteur ?: Mme Cécile CABANNE
Rapporteur public ?: M. NORMAND
Avocat(s) : CABINET D'AVOCATS DURIMEL et BANGOU

Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2017
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.bordeaux;arret;2017-05-16;15bx00859 ?
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