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28/06/2016 | FRANCE | N°15MA01773

France | France, Cour administrative d'appel de Marseille, 8ème chambre - formation à 3, 28 juin 2016, 15MA01773


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A...B...a demandé au tribunal administratif de Toulon de condamner l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros au titre du préjudice d'anxiété et des troubles dans les conditions d'existence qu'il soutient avoir subis ; il a demandé en outre que la somme de 1 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par une ordonnance n° 1301525 du 15 avril 2015, la présidente de la 2ème chambre du tribunal administratif de Toulon a rejeté sa

requête comme irrecevable.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et d...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A...B...a demandé au tribunal administratif de Toulon de condamner l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros au titre du préjudice d'anxiété et des troubles dans les conditions d'existence qu'il soutient avoir subis ; il a demandé en outre que la somme de 1 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par une ordonnance n° 1301525 du 15 avril 2015, la présidente de la 2ème chambre du tribunal administratif de Toulon a rejeté sa requête comme irrecevable.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 22 avril 2015, 21 août 2015, 20 janvier 2016 et 23 février 2016 sous le n° 15MA01773, M.B..., représenté par Me A..., demande à la Cour :

1°) d'annuler l'ordonnance du 15 avril 2015 du tribunal administratif de Toulon ;

2°) de condamner l'Etat au paiement de la somme de 15 000 euros en réparation du préjudice d'anxiété causé par son exposition aux poussières d'amiante ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- son action n'est pas prescrite dès lors que c'est la prescription trentenaire qui est en l'espèce applicable ;

- il se désiste de son action à l'encontre de la direction des chantiers navals de Saint-Tropez et maintient uniquement son recours à l'encontre de l'Etat en la personne du ministre de la défense ;

- ses demandes sont fondées ;

- il a été exposé durant son affectation au sein de l'atelier de la Londe-les-Maures aux poussières d'amiante ;

- l'Etat en ne prévoyant pas de mesures de protection contre l'exposition à l'amiante a commis une carence fautive alors que les risques sanitaires encourus à cause de l'inhalation de poussière d'amiante était connus ;

- les études scientifiques démontrent une diminution de l'espérance de vie des travailleurs exposés aux poussières d'amiante ;

- un préjudice spécifique d'anxiété est indemnisable sans considération de l'état de santé ;

- il n'y a pas de corrélation entre le temps d'exposition et la probabilité de développer une pathologie liée à l'amiante ; par conséquent il n'y a pas lieu de chiffrer le préjudice en fonction de la durée d'exposition à l'amiante.

Par deux mémoires en défense, enregistrés les 20 juillet 2015 et 23 mars 2016, le ministre de la défense conclut au rejet de la requête.

Il soutient que :

- sa créance est prescrite depuis le 1er janvier 2011 ;

- les moyens du requérant ne sont pas fondés.

Vu :

- les autres pièces du dossier ;

- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics ;

- la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 ;

- la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000 ;

- le décret n° 77-949 du 17 août 1977 ;

- l'arrêté du 28 février 1995, pris en application de l'article D. 461-25 du code de la sécurité sociale, fixant le modèle type d'attestations d'exposition et les modalités d'examen dans le cadre du suivi post-professionnel des salariés ayant été exposés à des agents ou procédés cancérigènes ;

- l'arrêté du 21 avril 2006 relatif à la liste des professions, des fonctions et des établissements ou parties d'établissements permettant l'attribution d'une allocation spécifique de cessation anticipée d'activité à certains ouvriers de l'Etat, fonctionnaires et agents non titulaires du ministère de la défense ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Pena,

- et les conclusions de M. Angéniol, rapporteur public.

1. Considérant que M.B..., ouvrier d'Etat au sein de la direction des constructions navales (DCN) de Saint-Tropez entre le 15 septembre 1972 et le 30 juin 1974, puis entre le 1er juillet 1975 et le 31 décembre 1986, a été employé en qualité de mécanicien de maintenance à l'atelier de chaudronnerie de la Londe-les-Maures ; qu'il bénéficie depuis le 1er avril 2010 du dispositif de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante ; que, par un courrier du 12 avril 2012, il a sollicité auprès du ministre de la défense la réparation de ses préjudices d'anxiété et troubles dans les conditions d'existence du fait de la carence fautive de l'Etat dans la protection de ses agents contre l'exposition aux poussières d'amiante ; qu'à la suite du silence gardé par l'administration, M. B...a introduit un recours indemnitaire devant le tribunal administratif de Toulon qui l'a rejeté comme irrecevable par ordonnance du 15 avril 2015 ; que M. B...interjette de cette ordonnance et demande à la Cour de condamner l'Etat à lui verser la somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice moral et de ses troubles dans les conditions d'existence ;

Sur la régularité de l'ordonnance attaquée :

2. Considérant qu'aux termes de l'article R. 222-1 du code de justice administrative : " Les présidents de tribunal administratif et de cour administrative d'appel, le vice-président du tribunal administratif de Paris et les présidents de formation de jugement des tribunaux et des cours peuvent, par ordonnance : 7° Rejeter, après l'expiration du délai de recours ou, lorsqu'un mémoire complémentaire a été annoncé, après la production de ce mémoire, les requêtes ne comportant que des moyens de légalité externe manifestement infondés, des moyens irrecevables, des moyens inopérants ou des moyens qui ne sont assortis que de faits manifestement insusceptibles de venir à leur soutien ou ne sont manifestement pas assortis des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé. " ;

3. Considérant que par l'ordonnance attaquée, le tribunal administratif de Toulon a considéré que M. B...ne produisait à l'appui de sa requête aucun élément de nature à apprécier les conditions ou l'ampleur de l'exposition à l'amiante dont il se prévaut ; qu'il ressort, cependant, de l'instruction que M. B...a indiqué dans sa requête de première instance bénéficier de l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante ; que, de ce fait, son exposition, quand bien même elle aurait durée 4 854 jours, devait être regardée comme susceptible de lui faire courir le risque de développer une pathologie liée à l'amiante et de diminuer son espérance de vie ; qu'au surplus, l'intéressé a détaillé dans ses écritures avoir travaillé sur les moteurs des porte-avions dans la salle des moteurs qui était l'une des plus exposées à l'amiante à cause de la présence des turbines à vapeur dont la chaudière était recouverte de plaques d'amiante et de tuyaux de matelas d'amiante, avoir été chargé d'enlever ces éléments de protection à la main et avoir utilisé des meules circulaires contenant elles-mêmes de l'amiante et cela, alors qu'aucun système d'évacuation de l'air vicié n'avait été mis en place ; que ces éléments, non contredits par le ministre de la défense, étaient de nature à mettre le premier juge à même d'apprécier les conditions d'exposition à l'amiante de M.B... ; que par conséquent, c'est à tort que le tribunal administratif de Toulon a considéré comme irrecevable la requête de M.B... ; qu'il y a lieu d'annuler l'ordonnance attaquée et, par la voie de l'évocation, de statuer sur la demande indemnitaire de M.B... ;

Sur la prescription quadriennale :

4. Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 : " Sont prescrites au profit de l'Etat, des départements et des communes (...) toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. " ; qu'aux termes de l'article 7 de la même loi : " L'administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond (...). " ;

5. Considérant que le ministre de la défense se prévaut de la prescription quadriennale pour la première fois en appel ; qu'alors même que le juge d'appel statue par voie d'évocation après annulation d'un jugement entaché d'irrégularité, le ministre ne peut être regardé comme ayant invoqué la prescription quadriennale avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond ; que, par suite, l'exception de prescription quadriennale doit être écartée ;

Sur le bien-fondé de la demande :

En ce qui concerne la responsabilité :

6. Considérant, d'une part, que le décret du 17 août 1977 relatif aux mesures particulières d'hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l'action des poussières d'amiante comporte des dispositions interdisant l'exposition des travailleurs à l'amiante au-delà d'un certain seuil et impose aux employeurs de contrôler la concentration en fibres d'amiante dans l'atmosphère des lieux de travail, de nature à réduire le risque de maladie dans les établissements concernés ; que M. B...n'établit pas, ainsi qu'il lui appartient de le faire, que les préjudices dont il demande réparation trouveraient directement leur cause dans une carence fautive de l'Etat dans l'édiction de mesures législatives ou règlementaires destinées à imposer aux employeurs des mesures de prévention ;

7. Considérant, en revanche, que la carence de l'Etat, employeur de personnels exposés aux poussières d'amiante, dans la mise en oeuvre des règles d'hygiène et de sécurité propres à les soustraire à ce risque d'exposition, est de nature à engager sa responsabilité ; que cette carence a exposé ces personnels à un risque sanitaire grave dès lors qu'il ressort de l'ensemble des données scientifiques accessibles ou produites au dossier que les poussières d'amiante inhalées sont définitivement absorbées par les poumons, traversent ceux-ci jusqu'à la plèvre, sans que l'organisme puisse les éliminer, et peuvent provoquer à terme, outre des atteintes graves à la fonctionnalité respiratoire, des pathologies cancéreuses particulièrement difficiles à guérir en l'état des connaissances médicales ; que le double dispositif de l'allocation spécifique de cessation anticipée d'activité et de la surveillance post-professionnelle par examen clinique médical et examen radiographique du thorax tous les deux ans prévu à l'annexe II de l'arrêté du 28 février 1995 a été mis en place après que le législateur a reconnu le lien établi de façon statistiquement significative entre une exposition aux poussières d'amiante et la baisse d'espérance de vie ; que pour tenter de démontrer, en l'espèce, les diligences de l'Etat dans la protection de ses agents contre l'exposition aux poussières d'amiante, le ministre se fonde sur une note-circulaire adressée à la DCN de Brest du 18 octobre 1976 définissant les mesures de protection individuelle et collective, sur une note du 14 août 1979 faisant le point sur l'utilisation de l'amiante dans l'ensemble des DCN ainsi que sur une note du 8 avril 1980 relative à l'abandon des produits à base d'amiante ; que, toutefois, ces pièces, qui ne sont pas propres aux établissements dans lesquels a travaillé M.B..., ne suffisent pas à établir que l'Etat a mis en oeuvre, au sein de la DCN de Toulon, les mesures de protection imposées par le décret du 17 août 1977 ni celles renforcées du décret du 7 février 1996 ; qu'il en résulte que la responsabilité de l'Etat en sa qualité d'employeur est engagée envers M.B... ;

8. Considérant, d'autre part, que la décision d'ouverture du droit du travailleur au bénéfice de ce double dispositif de l'allocation et de la surveillance post-professionnelle vaut reconnaissance pour l'intéressé de l'existence d'un lien établi de façon statistiquement significative entre son exposition aux poussières d'amiante et la baisse de son espérance de vie ; que cette circonstance suffit ainsi, par elle-même, à faire naître chez son bénéficiaire la conscience du risque de tomber malade et par là-même d'une espérance de vie diminuée, et à être ainsi la source d'un préjudice indemnisable en tant que tel au titre du préjudice moral, en relation directe avec la carence fautive de l'Etat ; qu'en outre, pour évaluer le montant accordé en réparation de ce poste de préjudice, il appartient au juge de tenir compte, dans chaque espèce, de l'ampleur de l'exposition personnelle du travailleur aux poussières d'amiante ; que doivent ainsi notamment être prises en considération, tant les conditions d'exposition, lesquelles dépendent largement de la nature des fonctions de l'intéressé et des circonstances particulières de leur exercice, que la durée de cette exposition ;

Sur les préjudices :

9. Considérant que M. B...estimant que son espérance de vie a été diminuée notablement du fait de l'absorption par ses poumons de poussières d'amiante pendant ses années d'activité professionnelle, soutient vivre depuis dans un état d'anxiété justifiant une réparation à ce titre fondée sur la carence fautive de son employeur ;

10. Considérant que le préjudice qualifié d'anxiété n'est pas constitutif devant le juge administratif d'un poste de préjudice spécifique, mais doit être regardé comme incorporé dans les postes constitués par les troubles dans les conditions d'existence et le préjudice moral, susceptibles d'être indemnisés sans que soit nécessairement caractérisé un état pathologique d'anxio-dépression ;

11. Considérant qu'il résulte de l'instruction que M. B... a travaillé dans des ateliers relevant de la DCN l'exposant aux poussières d'amiante pendant près de quatorze ans, soit une suffisamment longue période pour pouvoir, d'une part, le faire bénéficier du régime de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante, d'autre part, l'inclure dans le dispositif préventif prévu par l'arrêté susvisé du 28 février 1995, dont l'annexe II prévoit une surveillance post-professionnelle par examen clinique médical et examen radiographique du thorax, tous les deux ans ; qu'au surplus, en qualité de mécanicien de maintenance et de tourneur, il a été chargé de la réalisation de pièces au contact permanent de l'amiante qui était utilisé dans la peinture, dans les équipements de protection thermique et dans le flocage des bâtiments de surface ; que, dès lors, au regard de ces conditions d'exposition à l'amiante, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral de l'intéressé, qui vit dans la crainte de développer subitement une pathologie grave, en fixant le montant de sa réparation à la somme de 7 000 euros tous intérêts compris à la date du présent arrêt ;

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

12. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros à verser à M. B...;

D E C I D E :

Article 1er : L'ordonnance du 15 avril 2015 du tribunal administratif de Toulon est annulée.

Article 2 : L'Etat est condamné à verser à M. B...une indemnité de 7 000 euros.

Article 3 : L'Etat versera à M. B...la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de M. B...est rejeté.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. B...et au ministre de la défense.

Délibéré après l'audience du 7 juin 2016 où siégeaient :

- M. Gonzales, président,

- Mme Baux, premier conseiller,

- Mme Pena, premier conseiller,

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N° 15MA01773 3


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Marseille
Formation : 8ème chambre - formation à 3
Numéro d'arrêt : 15MA01773
Date de la décision : 28/06/2016
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

18-04-02-04 Comptabilité publique et budget. Dettes des collectivités publiques - Prescription quadriennale. Régime de la loi du 31 décembre 1968. Point de départ du délai.


Composition du Tribunal
Président : M. GONZALES
Rapporteur ?: Mme Eleonore PENA
Rapporteur public ?: M. ANGENIOL
Avocat(s) : SELARL RACINE

Origine de la décision
Date de l'import : 12/07/2016
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.marseille;arret;2016-06-28;15ma01773 ?
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