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31/07/2009 | FRANCE | N°324925

France | France, Conseil d'État, 9ème et 10ème sous-sections réunies, 31 juillet 2009, 324925


Vu 1°), sous le n° 324925, le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 9 février et 6 avril 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la SAS CARGILL FRANCE, dont le siège est situé 18/20 rue des Gaudines à Saint-Germain-en-Laye (78108) ; la SAS CARGILL FRANCE demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'arrêt du 9 décembre 2008 de la cour administrative d'appel de Versailles, en tant qu'après avoir réformé le jugement du 29 mars 2005 du tribunal administratif de Versailles rejetant sa demande tendant à la condamnation de

l'Etat à lui verser la somme de 764 360,35 euros, assortie des intérêts...

Vu 1°), sous le n° 324925, le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 9 février et 6 avril 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la SAS CARGILL FRANCE, dont le siège est situé 18/20 rue des Gaudines à Saint-Germain-en-Laye (78108) ; la SAS CARGILL FRANCE demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'arrêt du 9 décembre 2008 de la cour administrative d'appel de Versailles, en tant qu'après avoir réformé le jugement du 29 mars 2005 du tribunal administratif de Versailles rejetant sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 764 360,35 euros, assortie des intérêts de retard, en réparation du préjudice subi du fait de l'insuffisante rémunération de la créance qu'elle détenait sur le Trésor public à la suite de la suppression de la règle dite du décalage d'un mois en matière de taxe sur la valeur ajoutée, et condamné l'Etat à lui verser une somme d'un montant correspondant à la différence entre la rémunération calculée sur la base du taux d'intérêt fixé à 1,37 % pour l'année 2000 et 2,13 % pour l'année 2001 et celle, calculée sur la base du taux d'intérêt de 0,1 %, qui lui a été allouée assortie des intérêts au taux légal à compter du 3 juin 2004, la cour a rejeté le surplus des conclusions de sa requête tendant à la réparation du préjudice financier subi au titre des années 1993 à 1999 ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à sa demande indemnitaire ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu 2°), sous le n° 325172, le pourvoi du MINISTRE DU BUDGET, DES COMPTES PUBLICS ET DE LA FONCTION PUBLIQUE, enregistré le 12 février 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat ; le MINISTRE DU BUDGET, DES COMPTES PUBLICS ET DE LA FONCTION PUBLIQUE demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler les articles 1er, 2 et 3 de l'arrêt du 9 décembre 2008 par lesquels la cour administrative d'appel de Versailles, sur l'appel de la SAS Cargill France, réformant le jugement du 29 mars 2005 du tribunal administratif de Versailles rejetant la demande de cette société tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 764 360,35 euros, assortie des intérêts de retard, en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de l'insuffisante rémunération de la créance qu'elle détenait sur le Trésor public à la suite de la suppression de la règle dite du décalage d'un mois en matière de taxe sur la valeur ajoutée, a partiellement fait droit à sa requête en condamnant l'Etat à lui verser une somme d'un montant correspondant à la différence entre la rémunération calculée sur la base du taux d'intérêt fixé à 1,37 % pour l'année 2000 et 2,13 % pour l'année 2001 et celle, calculée sur la base du taux d'intérêt de 0,1 %, qui lui a été allouée assortie des intérêts au taux légal à compter du 3 juin 2004 ;

2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter la demande d'indemnisation de la SAS Cargill France ;

....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et le premier protocole additionnel à cette convention ;

Vu la sixième directive 77/388/CEE du Conseil des Communautés européennes du 17 mai 1977 en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires ;

Vu le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

Vu la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;

Vu la loi n° 93-859 du 22 juin 1993 ;

Vu l'arrêté du 15 mars 1996 fixant le taux d'intérêt applicable à compter du 1er janvier 1995 aux créances résultant de la suppression du décalage d'un mois en matière de taxe sur la valeur ajoutée ;

Vu l'arrêt du 18 décembre 2007 de la Cour de justice des Communautés européennes rendu dans l'affaire C-368/06 SA Cedillac ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Benoit Bohnert, Maître des Requêtes,

- les observations de la SCP Bouzidi, Bouhanna, avocat de la SAS CARGILL FRANCE,

- les conclusions de M. Pierre Collin, rapporteur public ;

La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Bouzidi, Bouhanna, avocat de la SAS CARGILL FRANCE ;

Considérant que les pourvois visés ci-dessus présentent à juger les mêmes questions ; qu'il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par courrier du 28 septembre 2004 adressé au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, la SAS CARGILL FRANCE a contesté les modalités de remboursement de la créance sur le Trésor née de la suppression par l'article 2 de la loi du 22 juin 1993 portant loi de finances rectificative pour 1993 de la règle dite du décalage d'un mois en matière d'imputation de la taxe sur la valeur ajoutée et sollicité le versement d'une somme de 764 360,35 euros au titre de l'indemnisation du préjudice qu'elle estime avoir subi à raison du remboursement tardif du crédit de référence de taxe sur la valeur ajoutée et du faible niveau des taux d'intérêts servis par l'Etat au titre de la rémunération de cette créance entre 1993 et 2001 ; que la SAS CARGILL FRANCE a contesté devant le tribunal administratif de Versailles la décision implicite de rejet née du silence gardé par le ministre pendant plus de deux mois sur cette demande indemnitaire ; que, sous le n° 324925, la société requérante se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 9 décembre 2008 en tant que la cour administrative d'appel de Versailles, après avoir réformé le jugement du 29 mars 2005 du tribunal administratif de Versailles rejetant sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 764 360,35 euros, assortie des intérêts de retard, n'a que partiellement fait droit aux conclusions de sa requête en mettant à la charge de l'Etat au titre des seules années 2000 et 2001 le versement d'une indemnité d'un montant correspondant à la différence entre la rémunération de cette créance calculée sur la base de taux d'intérêts fixés respectivement pour ces deux années à 1,37 % et à 2,13 % et celle, calculée sur la base du taux d'intérêt de 0,1 %, qui lui a été allouée, assortie des intérêts au taux légal à compter du 3 juin 2004 et a rejeté le surplus de ses conclusions tendant à la réparation du préjudice financier qu'elle estime avoir subi au titre des années 1993 à 1999 ; que, sous le n° 325172, le MINISTERE DU BUDGET, DES COMPTES PUBLICS ET DE LA FONCTION PUBLIQUE se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 9 décembre 2008 en tant que la cour administrative d'appel de Versailles a partiellement fait droit aux conclusions de la requête de la SAS CARGILL FRANCE et mis à la charge de l'Etat le versement à cette société d'une indemnité dans les conditions mentionnées ci-dessus ;

Sur le pourvoi du MINISTRE DU BUDGET, DES COMPTES PUBLICS ET DE LA FONCTION PUBLIQUE :

Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi ;

Considérant que, par les dispositions de l'article 2 de la loi du 22 juin 1993 portant loi de finances rectificative pour 1993, le législateur a mis fin à la règle dite du décalage d'un mois, selon laquelle les assujettis ne pouvaient déduire immédiatement de la taxe sur la valeur ajoutée dont ils étaient redevables la taxe payée sur les biens ne constituant pas des immobilisations et sur les services, la déduction ne pouvant être opérée que le mois suivant ; qu'afin d'étaler sur plusieurs années l'incidence budgétaire de ce changement de règle, qui entraînait l'imputabilité sur la taxe due par les assujettis au titre du premier mois de sa prise d'effet, soit le mois de juillet 1993, de la taxe ayant grevé des biens et services acquis au cours de deux mois, soient les mois de juin et juillet 1993, les dispositions du II du même article 2 de la loi du 22 juin 1993, insérant dans le code général des impôts un article 271 A, ont prévu que, sous réserve d'exceptions et d'aménagements divers, les redevables devraient soustraire du montant de la taxe déductible ainsi déterminé celui d'une déduction de référence (...) égale à la moyenne mensuelle des droits à déduction afférents aux biens ne constituant pas des immobilisations et aux services qui ont pris naissance au cours du mois de juillet 1993 et des onze mois qui précèdent, que les droits à déduction de la sorte non exercés ouvriraient aux redevables une créance (...) sur le Trésor (...) convertie en titres inscrits en compte d'un égal montant, que des décrets en Conseil d'Etat détermineraient, notamment, les modalités de remboursement de ces titres, ce remboursement devant intervenir à hauteur de 10 % au minimum pour l'année 1994 et pour les années suivantes de 5 % par an au minimum (...) et dans un délai maximal de vingt ans, et, enfin, que les créances porteraient intérêt à un taux fixé par arrêté du ministre du budget sans que ce taux puisse excéder 4,5 % ; que le décret du 14 septembre 1993 a prévu le remboursement dès 1993 de la totalité des créances qui n'excédaient pas 150 000 F et d'une fraction au moins égale à cette somme et au plus égale à 25 % du montant des créances qui l'excédaient, le taux d'intérêt applicable en 1993 étant fixé à 4,5 % par un arrêté du 15 avril 1994 ; que le décret du 6 avril 1994 a prévu le remboursement du solde des créances à concurrence de 10 % de leur montant initial en 1994 et de 5 % chaque année suivante, le taux d'intérêt étant fixé à 1 % pour 1994, puis à 0,1 % pour les années suivantes, par les arrêtés du 17 août 1995 et du 15 mars 1996 ; qu'enfin, le décret du 13 février 2002 a prévu le remboursement anticipé immédiat des créances non encore soldées, et celui des créances non encore portées en compte dès leur inscription ;

Considérant qu'il résulte des termes mêmes des dispositions de l'article 271 A du code général des impôts que le législateur a entendu, eu égard à l'intérêt général qui s'attachait à la conciliation de la suppression de la règle dite du décalage d'un mois avec la prise en compte de l'impact budgétaire de cette mesure, limiter le taux maximal de rémunération de cette créance à 4,5 %, et a délégué au ministre chargé du budget le soin de définir, par arrêté, le taux de rémunération dont celle-ci devait être assortie ; qu'en estimant que la loi elle-même faisait obstacle à ce que le ministre chargé du budget fixât, par son arrêté du 15 mars 1996 notamment applicable aux années 2000 et 2001, le taux des intérêts échus à compter du 1er janvier 1995 à 0,1 %, alors que la loi ne fixe qu'un taux maximal, et sans rechercher si l'insuffisance du taux d'intérêt fixé par l'arrêté pouvait résulter d'engagements internationaux de la France, la cour administrative d'appel de Versailles a commis une erreur de droit ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le MINISTRE DU BUDGET, DES COMPTES PUBLICS ET DE LA FONCTION PUBLIQUE est fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque en tant que la cour a statué sur l'indemnisation de la SAS CARGILL FRANCE au titre des années 2000 et 2001 ;

Sur le pourvoi de la SAS CARGILL FRANCE :

Sur les conclusions relatives aux années 2000 et 2001 :

Considérant que, par voie de conséquence de l'annulation qui vient d'être prononcée, il n'y a plus lieu de statuer sur les conclusions de la SAS CARGILL FRANCE aux fins d'obtention d'une indemnité, en tant qu'elles portent sur les intérêts échus au cours des années 2000 et 2001 ;

Sur les conclusions relatives aux années 1993 à 1999 :

Sur la régularité de l'arrêt attaqué :

Considérant que, si la SAS CARGILL FRANCE soutient que la cour administrative d'appel de Versailles a entaché son arrêt d'une insuffisance de motivation en ne répondant pas à son moyen tiré de ce que la créance sur l'Etat résultant de la suppression de la règle dite du décalage d'un mois n'est devenue certaine, liquide et exigible qu'à compter de la publication du décret du 13 février 2002 qui a avancé le terme de son remboursement, la cour a répondu à ce moyen en jugeant qu'elle ne saurait soutenir qu'elle n'a eu connaissance de la possibilité d'agir contre l'Etat français à raison de la non-conformité alléguée au droit communautaire des dispositions de l'article 271 A du code général des impôts, issues du II de l'article 2 de la loi de finances rectificative pour 1993 du 22 juin 1993, qu'à compter de l'intervention de l'arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 25 octobre 2001 (affaire C-78/00, Commission c/ Italie), dès lors, d'une part qu'elle avait la possibilité de contester les dispositions mettant fin à la règle dite du décalage d'un mois dès leur publication en 1993 et, d'autre part, qu'elle a eu connaissance des taux d'intérêt appliqués à la créance qu'elle détenait sur le Trésor public au plus tard lors de la publication des arrêtés les fixant, en date, respectivement, des 15 avril 1994, 17 août 1995 et 15 mars 1996 ; que, dès lors, ce moyen ne peut qu'être écarté ;

Sur le bien-fondé de l'arrêt attaqué :

Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, (...) toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis (...) ; que selon l'article 2 de cette même loi : La prescription est interrompue par : / Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance (...) / Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance (...) / Toute communication écrite d'une administration intéressée, même si cette communication n'a pas été faite directement au créancier qui s'en prévaut, dès lors que cette communication a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance ; / Toute émission de moyen de règlement, même si ce règlement ne couvre qu'une partie de la créance ou si le créancier n'a pas été exactement désigné. / Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée ; qu'aux termes de l'article 3 de cette loi : La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, (...) ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ; qu'enfin, aux termes de l'article 7 de la même loi : L'administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond (...) ;

Considérant, en premier lieu, qu'après avoir relevé, dans les motifs de son arrêt, que la société requérante avait eu la possibilité de contester les modalités de rémunération de la créance qu'elle détenait sur le Trésor public du fait de la suppression de la règle dite du décalage d'un mois dès la publication des arrêtés du ministre chargé du budget des 15 avril 1994, 17 août 1995 et 15 mars 1996 fixant respectivement les taux de 4,5 %, 1 % et 0,1 % pour les intérêts échus en 1993, à compter du 1er janvier 1994 et du 1er janvier 1995, la cour a pu juger, sans méconnaître les dispositions des article 1er et 3 de la loi du 31 décembre 1968, que le délai de prescription quadriennale avait commencé à courir à compter du premier jour de chacune des années suivant celles au cours desquelles étaient nés les droits au paiement de la créance correspondant à la différence entre les intérêts versés en application de ces arrêtés et les intérêts qu'elle estimait lui être dus par application de l'intérêt légal ;

Considérant, en deuxième lieu, que la créance indemnitaire dont se prévaut la société requérante, qui est relative à la réparation du préjudice financier né de la rémunération insuffisante de la créance qu'elle détenait sur le Trésor, est distincte de celle constituée par les intérêts versés par l'Etat en application des arrêtés mentionnés ci-dessus au cours des années 1994 à 1999 à la SAS CARGILL FRANCE ; que par suite, la société requérante n'est pas fondée à soutenir qu'en accueillant la prescription invoquée par le ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique au titre des années 1993 à 1999, la cour aurait méconnu les dispositions de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968, selon lesquelles la prescription est interrompue par toute émission de moyen de paiement, même si celui-ci ne couvre qu'une partie de la somme en litige ;

Considérant, en troisième lieu, que les moyens invoqués par la société requérante et tirés, d'une part, de ce que la prescription ne pouvait courir, en vertu des stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors que la société aurait été empêchée d'agir faute de pouvoir contester l'inconstitutionnalité, au regard de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, des dispositions de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances de l'Etat et, d'autre part, de ce que la prescription aurait été interrompue, à l'égard de toutes les entreprises, par un recours formé le 22 avril 2002 par une société tierce attaquant le refus opposé par le ministre à sa demande tendant à ce que le remboursement de son reliquat de créance de taxe sur la valeur ajoutée soit assorti d'intérêts au taux légal, sont nouveaux en cassation et par suite, irrecevables ;

Considérant, en quatrième lieu, qu'aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ; qu'aux termes de l'article 13 de la même convention : Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles ; qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la SAS CARGILL FRANCE, qui a eu connaissance des modalités de rémunération de la créance qu'elle détenait sur le Trésor public au plus tard à la date de publication des arrêtés du ministre du budget des 15 avril 1994, 17 août 1995 et 15 mars 1996 , était en mesure de contester dès cette date le taux d'intérêt fixé par ces textes dès leur entrée en vigueur ; qu'il est constant que sa demande n'est parvenue à l'administration que le 3 juin 2004 ; que le délai de prescription de quatre ans des créances sur l'Etat prévu par les dispositions précitées de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 n'a pas eu pour effet de priver le créancier de la possibilité de saisir un tribunal du litige l'opposant à l'Etat et ne peut être regardé comme exagérément court, ni comme incompatible avec les stipulations précitées de l'article 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention ; qu'il suit de là que la société requérante n'est pas fondée à soutenir qu'en accueillant l'exception de prescription quadriennale opposée par le ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique, la cour aurait méconnu le principe du droit à l'exercice d'un recours effectif prévu par les stipulations précitées de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la cour, après avoir constaté que la demande de la SAS CARGILL FRANCE tendant à la réparation du préjudice financier au titre des années 1993 à 2001, en date du 26 mai 2004, a été reçue par l'administration le 3 juin 2004, a pu juger sans erreur de droit que la prescription était acquise au profit de l'Etat pour les sommes réclamées au titre de chaque annuité jusqu'au 31 décembre 1999 ; que, par suite, la SAS CARGILL FRANCE n'est pas fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque en tant que la cour administrative d'appel de Versailles a rejeté ses conclusions relatives aux années 1993 à 1999 ;

Considérant que, dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu, en application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative, de régler l'affaire au fond dans les limites de l'annulation prononcée par la présente décision ;

Considérant, en premier lieu, que selon l'article 17, paragraphe 1, de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil des Communautés européennes du 17 mai 1977 en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires applicable au présent litige, le droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible et que selon l'article 18, paragraphe 2, de la même directive la déduction est opérée par imputation sur le montant de la taxe due pour une période de déclaration du montant de la taxe pour laquelle le droit à déduction a pris naissance au cours de la même période ; que l'article 28, paragraphe 3, sous d) a toutefois prévu que les Etats membres pourraient pendant une période transitoire continuer à appliquer des dispositions dérogeant au principe de la déduction immédiate prévue par l'article 18, paragraphe 2 ;

Considérant que, par un arrêt du 18 décembre 2007 rendu dans l'affaire C-368/06 SA Cedillac dans le cadre de la procédure de questions préjudicielles, la Cour de justice des Communautés européennes a dit pour droit que les articles 17 et 18 de la sixième directive ne s'opposent pas au régime transitoire institué par la France à l'occasion de la suppression de la règle du décalage d'un mois autorisée par l'article 28, paragraphe 3, sous d) de la même directive, pour autant qu'il soit vérifié par le juge national que, dans son application au cas d'espèce, le régime transitoire réduit les effets de la disposition nationale dérogatoire antérieure ; qu'il suit de là que la SAS CARGILL FRANCE n'est pas fondée à soutenir qu'en instaurant un tel régime transitoire, qui lui est plus favorable que les règles prévalant antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi de finances rectificative pour 1993, dès lors notamment qu'il permet à la créance née de sa mise en oeuvre de produire des intérêts et limite la créance de l'assujetti qui n'est pas immédiatement remboursable au seul montant d'une déduction de référence égale à la moyenne mensuelle des droits à déduction acquis des mois d'août 1992 à juillet 1993, et alors même qu'un tel système lui serait moins favorable que l'application pure et simple du principe de déduction immédiate prévu par la directive, le dispositif législatif en cause serait contraire aux dispositions des articles 17 et 18 de la sixième directive ; que la société requérante n'est pas davantage fondée à soutenir que ce dispositif méconnaîtrait les principes prévus par les articles 17 et 18 de la sixième directive eu égard à la seule circonstance que le taux de rémunération de la créance sur l'Etat prévu par l'arrêté du 15 mars 1996 était inférieur à celui d'autres créances sur l'Etat rémunérées au taux du marché ;

Considérant, en deuxième lieu, qu'aux termes de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou tout autre situation ; que les dispositions des 1 à 5 de l'article 271 A du code général des impôts issues du II de l'article 2 de la loi du 22 juin 1993 n'ont conduit à reporter le remboursement que d'une somme représentant un mois moyen d'excédent de taxe et non de la totalité des excédents qui ont pu être constatés, somme calculée sur une période allant du 1er août 1992 au 31 juillet 1993 et, ainsi, pour les onze douzièmes, antérieure à l'entrée en vigueur de la nouvelle rédaction du 3 du I de l'article 271 du code général des impôts, issue du I de l'article 2 de la loi du 22 juin 1993 et supprimant le décalage d'un mois ; que, s'agissant des assujettis relevant du régime réel normal d'imposition, l'article 8 du décret du 14 septembre 1993 a prévu le remboursement immédiat de la totalité des créances n'excédant pas 150 000 F et, à concurrence de 25 %, le remboursement immédiat des créances d'un montant supérieur, avec un minimum de 150 000 F ; que ce texte, dès lors, d'une part, qu'il a garanti aux titulaires d'une créance excédant 150 000 F un remboursement d'un montant au moins égal à cette somme et, d'autre part, qu'il était applicable à l'ensemble des entreprises assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée et leur a permis d'obtenir le remboursement intégral desdites créances, n'a créé aucune discrimination avec les titulaires de créances d'un montant inférieur et n'a pas eu pour effet de créer une différence de traitement injustifiée entre redevables de la taxe sur la valeur ajoutée selon la taille des entreprises concernées ; qu'en outre, la circonstance que les assujettis à la taxe sur la valeur ajoutée concernés par le dispositif de remboursement progressif des créances nées de la suppression du décalage d'un mois avaient la qualité de créancier de l'Etat n'imposait pas de leur réserver un traitement identique aux autres créanciers de l'Etat, notamment les porteurs d'obligations assimilables du Trésor, qui ne se trouvaient pas dans la même situation ; que les différences de rémunération afférentes aux titres de ces deux catégories de créanciers présentaient ainsi une justification objective ; qu'il suit de là que si les créances de taxe sur la valeur ajoutée nées de l'instauration d'un régime de déduction immédiate supérieures à un certain montant ont fait l'objet d'un remboursement différé et ont donné lieu à un niveau de rémunération inférieur à celui des taux d'intérêts du marché ou à ceux auxquels peuvent prétendre d'autres catégories de créanciers de l'Etat, la distinction ainsi introduite par le législateur et qui est pertinente au regard des buts poursuivis, n'a pas abouti à des effets disproportionnés au regard des buts poursuivis et ne pouvait être regardée comme une discrimination prohibée par les stipulations combinées des articles 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 1er du premier protocole additionnel à cette convention ;

Considérant, en troisième lieu, que les dispositions précitées de l'article 2 de la loi du 22 juin 1993 portant loi de finances rectificative pour 1993 ont eu pour seul objet de mettre un terme à un régime d'imputation de la taxe sur la valeur ajoutée dérogeant aux principes de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil des Communautés européennes du 17 mai 1977 dans lequel chaque assujetti relevant du régime réel normal d'imposition se trouvait dans une situation permanente de créancier d'un mois de taxe sur la valeur ajoutée ; qu'ainsi qu'il a été dit ci-dessus, le régime transitoire mis en place par le texte précité était destiné à mettre fin à une mesure dérogatoire autorisée par la sixième directive et à placer l'ensemble des redevables de la taxe sur la valeur ajoutée dans une situation plus favorable en leur ouvrant la possibilité d'imputation de la taxe sur la valeur ajoutée au titre du mois au cours duquel le droit à déduction a pris naissance ; que ces dispositions n'ont pas eu pour effet de porter atteinte à la clarté et à la prévisibilité des règles juridiques applicables aux assujettis à cette taxe, et que, par suite, les moyens tirés de la méconnaissance des principes de sécurité juridique et de confiance légitime ne peuvent qu'être écartés ;

Considérant toutefois, en dernier lieu, que si les stipulations précitées de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales relatives au respect de la propriété privée, dès lors qu'elles ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général, ne faisaient pas obstacle, en elles-mêmes, à la mise en oeuvre d'un dispositif transitoire, destiné à répartir sur plusieurs années la charge de remboursement de la créance née de la suppression de la règle du décalage d'un mois, ni même à ce que la créance sur le Trésor public mentionnée par le II de l'article 2 de la loi du 22 juin 1993 fût rémunérée à un taux inférieur à celui applicable aux autres créances sur l'Etat compte tenu de l'intérêt qui s'attachait à la conciliation de l'instauration d'un régime de droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée se rapprochant des règles de droit commun prévues par la sixième directive avec la nécessité de limiter l'impact budgétaire d'une telle mesure, le ministre chargé du budget ne pouvait, sans porter une atteinte excessive au droit des redevables de la taxe sur la valeur ajoutée au respect de leurs biens, fixer un taux de rémunération de cette créance aboutissant à une dépréciation de celle-ci en termes réels ; qu'il suit de là qu'en fixant, par l'arrêté du 15 mars 1996, un taux de 0,1 % pour les intérêts échus à compter du 1er janvier 1995, correspondant à un niveau de rémunération quasi-nul, et en maintenant ce taux pour les intérêts dus au titre des années 2000 et 2001, alors même que la part non encore remboursée des créances sur le Trésor revêtait un caractère résiduel, l'Etat a commis une faute de nature à engager sa responsabilité ; que la SAS CARGILL FRANCE est, par suite, fondée à demander réparation du préjudice qu'elle a subi à ce titre ;

Considérant qu'il sera fait une juste appréciation de la rémunération à laquelle la société requérante pouvait prétendre en la calculant, compte tenu de l'origine de la créance et de la nécessité de concilier une rémunération effective de cette créance avec les contraintes d'intérêt général de limitation de l'impact budgétaire de la mesure, sur la base d'un taux d'intérêt équivalent à la moitié du taux applicable aux obligations assimilables du Trésor, soit respectivement 2,70 % pour l'année 2000 et 2,50 % pour l'année 2001 ; qu'il y a lieu, par suite, de condamner l'Etat, en réparation du préjudice subi par la SAS CARGILL FRANCE du fait de l'insuffisante rémunération de sa créance, à verser à la société requérante une indemnité d'un montant correspondant à la différence entre la rémunération calculée sur cette base et celle, calculée sur le fondement du taux d'intérêt de 0,1 %, qui lui a été allouée au titre des intérêts échus en 2000 et 2001 ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de saisir la Cour de justice des Communautés européennes d'une question préjudicielle, que la SAS CARGILL FRANCE est seulement fondée à demander la condamnation de l'Etat à lui verser la somme calculée selon les modalités définies ci-dessus et à soutenir que c'est à tort que, par le jugement du 29 mars 2005, le tribunal administratif de Versailles a rejeté sa demande tendant à l'obtention d'une telle indemnisation ;

Sur les intérêts :

Considérant que la SAS CARGILL FRANCE a droit aux intérêts au taux légal sur la somme susmentionnée à compter du 3 juin 2004, date de la réception de sa demande d'indemnisation par l'administration ;

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à la SAS CARGILL FRANCE de la somme de 4 000 euros au titre des frais exposés par celle-ci dans la présente instance et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

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Article 1er : Les articles 1er, 2 et 3 de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Versailles du 9 décembre 2008 sont annulés.

Article 2 : L'Etat versera à la SAS CARGILL FRANCE une indemnité calculée selon les modalités définies ci-dessus, assortie des intérêts au taux légal à compter du 3 juin 2004.

Article 3 : Le jugement du 29 mars 2005 du tribunal administratif de Versailles est réformé en ce qu'il a de contraire à la présente décision.

Article 4 : Le surplus des conclusions présentées par la SAS CARGILL FRANCE devant le Conseil d'Etat et la cour administrative d'appel de Versailles est rejeté.

Article 5 : L'Etat versera à la SAS CARGILL FRANCE la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : La présente décision sera notifiée à la SAS CARGILL FRANCE et au MINISTRE DU BUDGET, DES COMPTES PUBLICS, DE LA FONCTION PUBLIQUE ET DE LA REFORME DE L'ETAT.


Synthèse
Formation : 9ème et 10ème sous-sections réunies
Numéro d'arrêt : 324925
Date de la décision : 31/07/2009
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Publications
Proposition de citation : CE, 31 jui. 2009, n° 324925
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Président : M. Martin
Rapporteur ?: M. Benoit Bohnert
Rapporteur public ?: M. Collin Pierre
Avocat(s) : SCP BOUZIDI, BOUHANNA

Origine de la décision
Date de l'import : 02/07/2015
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2009:324925.20090731
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